« Anthropophony », la bande-son du monde moderne

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màj en août 2024
l'artiste Caroline Boe en train de collecter des sons dans un environnement urbain avec son micro

L’artiste sonore Caroline Boë a créé la sonothèque Anthropophony.org, une collection de « sons qui nous envahissent ». Avec une prédilection pour ceux qui nous polluent au quotidien sans même que l’on ne s’en rende compte, et qui finissent par nous couper du chant du vivant. Interview.

Comment est né votre intérêt pour les sons, et en particulier pour ceux que l’on pourrait juger dérangeants ?

Caroline Boë : Au départ, je viens de la musique. Quand je me suis éloignée de la composition musicale pour m’intéresser au son, ce sont d’abord ceux de la nature qui m’ont attirée. En faisant mes compositions, j’avais toujours des bruits de fond qui m’empêchaient de bien enregistrer les sons qui m’intéressaient, comme par exemple des gouttes d’eau. Et puis, à un moment donné, plutôt que de m'énerver à supprimer ce que je voyais comme une pollution sonore, je me suis dit que j’allais m’intéresser précisément à ces sons, et par là, les dénoncer. 

Quelle est selon vous la particularité de l’ouïe, par rapport aux autres sens ? Que nous enseigne-t-elle sur le monde qui nous entoure ?

C. B. : On est dans une civilisation dans laquelle le visuel a vraiment pris le dessus sur tous les autres sens. On est envahis d’images fabriquées, d’énormes panneaux publicitaires, de tonnes de photos et de vidéos sur les réseaux sociaux. Pour ma part, je viens de la musique donc je suis sensible à l’écoute. On est également envahis par les sons des machines, et les plus pervers sont à mon avis ceux que l’on n’entend pas du fait de leur faible intensité et de leur fréquence constante, comme les ventilations et les buzz électriques. Notre cerveau les filtre certainement pour nous éviter de devenir complètement fou. C’est ce qu’on appelle l’« habituation auditive ». C’est ce qui a amené Murray Schafer, le père du concept d’écologie sonore (soit la relation que les individus entretiennent avec leur milieu sonore), à proposer un programme d’éducation de l’oreille pour retrouver ce qu’il appelle la « clairaudience ».

Cette habituation auditive nous amène-t-elle aussi à négliger les sons du vivant ?

C. B. : Non seulement notre cerveau filtre ce qu’il entend, mais en plus, ces sons en masquent d’autres. On est dans une sorte de brouillard auditif qui nous empêche d’avoir une réception claire.

C’est donc l’objectif de votre sonothèque collaborative, Anthropophony.org : nous réhabituer à écouter tous ces sons ?

C. B. : Oui, il s’agit à la fois de travailler notre perception et de dénoncer ces sons révélateurs d’une pollution plus importante, générée par les machines. Celles-ci tournent souvent à l’électricité, générée par l’énergie nucléaire, le charbon, le gaz, le pétrole… Je considère les sons archivés dans la sonothèque Anthrophony.org comme autant d'effets secondaires de la pollution qui doit nous alarmer, comme un signal d’alerte. Et d’ailleurs, le son est souvent utilisé comme un signal, le design sonore l’utilise pour nous alerter d’un danger.

Armoire de signalisation lumineuse du Grand Lyon (issu de la sonothèque Anthropophy.org)

Comment choisissez-vous les sons que vous décidez d’immortaliser ?

C. B. : Personnellement, je me balade toujours avec un enregistreur. Ça arrive par hasard, en fonction des sons que je croise. J’ai une oreille particulièrement sensible donc j’entends les sons arriver depuis très loin. 

La sonothèque Anthropophony.org est collaborative, tout le monde peut publier sa propre captation. Nous avons déjà une cinquantaine de contributeurs. Je me suis aperçue que beaucoup de gens étaient aussi très sensibles à ces sons.

La perception des sons envahissants est-elle assez homogène, ou au contraire très subjective ?

C. B. : La part de subjectivité est énorme. On a tous une écoute différente. Par exemple, j’ai relevé un commentaire à la sortie d’une installation sonore d’un visiteur qui m’a dit : « J’adore le son de la ventilation d’ordinateur déréglée qui m'aide à travailler et qui ressemble à de la musique planante ». Il se trouve que pour moi, c’est vraiment le son le plus horrible du monde ! 

À quoi ressemblait l’installation sonore en question ?

C. B. : C’est une installation qui s’appelle « Une loupe pour toucher ». J’ai pris ce titre en référence aux notes de Marcel Duchamp sur l’« inframince » [ce qui est à peine perceptible, ndlr]. J’y propose une écoute spatialisée d’une sélection de sons inframinces qui nous envahissent, donc à notre insu, du fait de leur faible intensité et leur fréquence constante. Je propose aussi au public de « porter » un son qu’ils peuvent choisir (tiré de la sonothèque Anthropophony.org) avec une mini enceinte portable afin de les sensibiliser au fait que chacun d’entre nous est aussi producteur d’une forme de pollution sonore. En déambulant, ils modifient l’espace sonore, vont à la rencontre les uns des autres pour écouter les sons. C’est très ludique, ça crée des interactions sociales. En même temps, le public développe son acuité auditive avec quelque chose de tellement banal qu’on a oublié de s’y intéresser.

Le public prend-il conscience de cette banalité qui lui échappe ?

C. B. : En général, les gens sont étonnés d’écouter les sons du quotidien auxquels ils n’ont jamais vraiment prêté attention. Certains ont dit que dans la vie quotidienne, « on ne se rend pas compte que c’est de la pollution ». Ce qui est étonnant, c’est que déplacés de leur source initiale et replacés dans un contexte artistique, on peut les trouver beaux, ces sons. Comme ceux des avions qui traversent le ciel avec des fréquences qui changent, ou des escalators qui ont une sorte de rythmique musicale… Alors même que dans leur paysage d’origine, ils constituent une agression auditive qu’on subit parfois à longueur de journée.

Cet entraînement auditif peut-il exacerber notre sensibilité écologique ? 

C. B. : On prend conscience que ces nuisances sonores empêchent d’écouter les sons de la nature. Par exemple, l’une des contributions à la sonothèque est un enregistrement réalisé dans une friche autour de l’aérodrome de Lognes. On y entend des grenouilles, des insectes et des oiseaux mais il y a toujours un bruit de fond qui empêche d’avoir une distinction claire. D’ailleurs, il a été montré que les oiseaux en ville chantent différemment, voire moins, du fait de cette couche de sons qui masque tout. 

Cette écoute du monde correspond à notre manière d’être, à notre sensibilité par rapport à l’écoute du lieu et de notre environnement. Il y a toute une relation qui se met en place par le développement de cette sensibilité auditive et d'attention aux autres et à la nature.

À partir des sons archivés, vous avez aussi constitué des « paysages sonores dystopiques », comme ces « voix englouties » par les bruits de la ville. Quels récits avez-vous voulu créer à partir de ces montages ?

C. B. : Sur ces voix englouties, c’est clairement un discours qui montre que l’on est obligé de parler plus fort en raison de la pollution sonore. Ce qui est intéressant dans ce montage de témoignages, c’est que les gens ne semblent pas être vraiment gênés : ils se contentent d’élever la voix ou de rire. On a l’impression qu’ils ne sont pas vraiment conscients de ce que ça implique pour eux.

L’anthropophonie est-elle finalement la bande-son de l’Anthropocène ?

C. B. : Oui, bien sûr, et dans cet Anthropocène, on a ces sons créés par les êtres humains (anthropophoniques) et par les machines (technophoniques). La sonothèque Anthrophony.org en est une archive, et d’ailleurs depuis que je l’ai commencée il y a quatre ou cinq ans, des sons ont déjà disparu, comme cette annonce sonore coronavirus.

Développer son acuité auditive ne nous fait-il pas courir le risque de se sentir encore plus envahis par les bruits ?

C. B. : J’en ai eu peur au départ lorsque j'ai développé moi-même une sorte d'hyperacousie, presque une façon de plus de ne plus rien filtrer. Mais dans mon cas, ça s’est transformé en un plaisir d’écoute. Cette jouissance sonore pose peut-être un problème conceptuel, du fait trouver du plaisir à écouter certains sons jugés comme polluants qui peuvent générer des harmonies. Le compositeur John Cage avait dit : « un son vous dérange, écoutez-le. » 

Sophie Kloetzli
Journaliste indépendante, Sophie écrit sur la crise écologique, la transition énergétique et les technologies.
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