À rebours de l’image qu’on se fait généralement d’un DJ électro, très mobile, toujours fourré dans un avion pour jouer à droite à gauche, un soir à Los Angeles, le lendemain à Bali, Théo Le Vigoureux alias Fakear, défend une vision décroissante du métier de DJ. Ses titres, il les conçoit comme des escapades apaisantes dans la nature, pour insuffler à son public avec douceur et poésie, à la manière de Miyazaki, l’envie de la protéger. Il s'engage aussi pour imaginer un nouveau modèle de tournées et de festivals qui renverse le système établi. Entretien.
Tu es DJ et engagé pour la défense de la planète, comment as-tu été sensibilisé à ces sujets ?
Fakear : Mon éveil à l’écologie s’est fait par les films de Miyazaki. C’est donc par le plan émotionnel que je suis entré pleinement dans cette prise de conscience. Miyazaki nous montre bien dans ses films que nous faisons partie d’un tout harmonieux en tant qu’être humain, nous faisons partie de la nature. C’est quelque chose qui a d’abord habité ma musique, de manière artistique et musicale, avant que ça ne soit une cause pour laquelle je vais m’engager et me battre. C’est un peu ma rencontre avec Camille Étienne qui m’a inspiré ce positionnement public nouveau, plus revendiqué. Avec l’urgence climatique, bien sûr, et la maturité qui vient avec l’âge. J’étais de plus en plus à l’aise à m’exprimer sur ça, j’avais aussi de plus en plus de data pour en parler. Et j’étais également de plus en plus prêt à faire des choix de carrière décroissants qui vont dans ce sens.
Tu dis dans certaines interviews que tu te méfies du « piège de l’artiste engagé », c'est-à-dire ?
F. : C’était un choix assez égocentrique, en fait je ne voyais pas d’un très bon œil, pour ma propre carrière, le fait de s’engager dans une cause politique. J’avais l’impression que les médias allaient s’emparer de ce positionnement pour en faire quelque chose de purement politique, qui allait exclure la musique. Je ne voulais pas que mon discours prenne le pas sur mon propos artistique, je voulais d’abord être musicien et ensuite défendre un discours.
« Je me suis dit que l’urgence climatique était bien plus importante que ma carrière. »
Et qu’est-ce qui a changé ?
F. : J’ai tout simplement fini par « m’en foutre » d’être catalogué comme engagé. Je me suis dit que l’urgence climatique était bien plus importante que ma carrière. Mais c’est aussi parce que je voyais qu’il y avait de plus en plus d’artistes qui commençaient à tenir ce discours et qui n’étaient pas forcément catalogués comme « juste » des artistes engagés. Je pense que l'avènement des réseaux sociaux a fait que notre parole s’est libérée sur ces sujets parce que c’était possible, désormais, d’avoir ce discours tout en faisant de la musique et que ça ne prenne pas sa place. C’est une place médiatique que nous n’avions pas avant les réseaux sociaux. Avant un propos était exprimé en une fois dans une interview pour un magazine… Cela a rendu les prises de parole plus faciles.
Dans tes sons, comment exprimes-tu cet engagement pour la nature, le vivant ?
F. : C’est quelque chose qui s’exprime naturellement à travers la musique, et que j'essaie de retranscrire comme je l’ai appris, de Miyazaki par exemple. Lui, il te sensibilise à cette cause en te faisant ressentir les émotions et sans dire de manière explicite qu’il faut voter écolo ou qu’il faut protéger la nature. Je pense que c’est une phrase qui n’est même pas prononcée une seule fois dans Princesse Mononoké et peut-être une fois par Nausicaä dans le film, alors que tout tourne autour de ça. Dans ma musique, j’essaie de procéder un peu de la même manière, sans trop l’expliciter, mais en essayant d’emmener les gens dans des univers qui vont évoquer des images de nature et dans lesquels, par extension, ils vont se sentir bien. J’essaie de jouer avec les codes de l’évasion, du bien-être. Toutes ces choses rapportent à la nature, on se sent bien quand on est dans la nature. C’est pour ça que tous les citadins partent en vacances à la campagne. Que dans les salles de relaxation on te met toujours une petite ambiance musicale d’oiseaux, du vent dans des feuilles… J’essaie de jouer avec ces codes-là pour invoquer des images de nature, via la musique, sans dire un mot.
Comment ça s’articule dans ton dernier album, Hypertalisman, sorti en janvier dernier ?
F : J’ai un peu utilisé pour Hypertalisman les mêmes ingrédients que ceux qui sont présents dans ma musique depuis le début. Je suis allé chercher des textures de synthé, des sons qui viennent évoquer des images très fluides, aquatiques… Les deux derniers albums sont très reliés (Talisman 2023, Hypertalisman 2024, ndlr), je les ai écrit comme des jeux vidéo. Tu as le niveau dans la forêt, le niveau dans le désert, le niveau dans la montagne... Un peu en mode Zelda. Je suis très fan de jeux vidéo et je conçois vraiment mes morceaux de cette manière. Ça se complexifie un peu sur mon dernier album, où je commence à évoquer des choses plus urbaines, plus citadines, mais pas dans la dystopie de la ville tentaculaire qui absorbe tout mais plutôt dans un truc de ville berceau. Quelque chose qu’on trouve aussi beaucoup dans les animés japonais, où la ville n’est pas du tout l'ennemi de la nature, elle est très intégrée et quelque part assez rassurante. Tu as les petites maisons avec les lumières par les fenêtres le soir, c’est chaleureux. J'essaie de venir chercher ces codes en restant toujours dans cette sphère du bien-être, où l’on se sent bien, connecté à soi. Je pense que cette porte s’ouvre aussi parce que j’habite en ville depuis un moment maintenant.
En 2023, tu as créé une musique plus frontale avec Camille Étienne, Odyssea, tu aimerais recommencer ?
F : Carrément ! Avec Camille, on travaille de manière assez spontanée, on se contacte au gré des occasions. Pour Odyssea, l’idée était d’utiliser tous les codes qu’on avait à disposition. Moi qui fais de la musique connectée à la nature, Camille qui est une figure méga active sur la scène écolo. À partir de là, l’idée c’était de détourner l’un et l’autre nos spécialités pour que ça ne donne pas quelque chose de trop criard ou de trop explicite. J’ai dit à Camille que pour moi, il faudrait que ça soit plutôt un récit de fiction qu’un discours. De mon côté, j’ai fait une instru assez tendue, urbaine, presque un peu club, pour qu’on aille l’un et l’autre contrebalancer notre image initiale. Ça en fait un morceau très évocateur avec ce contrepoint que j’aime bien toujours ajouter à un discours explicite. Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir. C’est comme si on était deux pièces très fortes dans un outfit et qu’il fallait qu’on contrebalance tout le reste avec que des trucs basiques.
Qu'est-ce qui te dérange dans un discours trop explicite ?
F : Le côté clivant des discours ne me fait pas peur, parce que c’est l’urgence et qu’on en a besoin, mais en même temps je voulais voir, à la manière de Miyazaki, s’il y avait moyen d’emmener les gens dans un univers où on est en alerte rouge maximale, mais les amener à cette conclusion via un récit qui les fait réfléchir, en contournant les discours très frontaux, et être dans quelque chose de beaucoup plus émotionnel. À la fin du récit, avec la conclusion où les personnages se retrouvent face à un miroir, tu te dis vraiment « waouh mais la planète elle est trop belle, il faut la protéger »…
Comment vis-tu d’être un DJ écolo dans le secteur de la musique, est-ce que tu as l'impression que tes choix sont compris ?
F : Dans l'industrie, ça commence à être vraiment admis et acquis que la nouvelle génération d’artistes va penser comme ça. Tout le monde est un peu en train de s’ajuster. J’ai de la chance, toute mon équipe marche dans mon sens, il sont moteurs de pas mal de choses. C’est très réfléchi et apaisé. Refuser des dates, ça n’est pas tellement un problème. Le fait de ne pas vouloir se déplacer, c’est plutôt vu de manière positive par l’industrie, parce qu’il n’y a pas de réelle conséquence économique sur le système. Ce qui va poser problème, c’est à partir du moment où on va remettre en cause le système financier et que ça va faire perdre de l’argent aux promoteurs, aux festivals et aux acteurs qui ont besoin d’en gagner. C’est là que ça devient politique et que ça peut devenir touchy. Nous, en tant qu'artistes, si on veut faire nos "caprices", moins partir pour moins polluer, les promoteurs sont d’accord, tant qu’ils ne dépensent pas plus d’argent ou n’en perdent pas.
Le vrai problème ne se situe pas dans le fait que l’artiste doive se déplacer plus ou moins. Si on y réfléchit, c’est le déplacement du public qui pollue le plus. Pour résoudre cette équation, il faudrait que l’artiste se déplace plus lui, pour que les gens se déplacent moins pour aller le voir. Faire plein de dates, dans plein de petits endroits, pour que les gens aient moins de distance à parcourir pour venir voir l’artiste qu’ils ont envie d’entendre. Pour ça, il faut qu’il y ait plus de petits festivals, donc moins de gros festivals qui raflent toutes les grosses têtes d'affiches pour eux. Mais ça, ça fait perdre de l’argent aux promoteurs, donc ça n’est pas possible. C’est là que ça coince ! On est de plus en plus à en prendre conscience et à vouloir faire tomber la clause d’exclusivité territoriale.
Tu nous expliques ce que c'est, la clause d'exclusivité territoriale ?
F : C’est vraiment le nerf de la guerre ! Je ne sais pas vraiment quelle forme ça prend à l’étranger, mais il y a des équivalents partout. C’est le fait que quand tu signes un contrat avec un festival ou une salle, ils te disent que tu n’as pas le droit de jouer pendant un certain laps de temps à cet endroit-là. L’endroit dépendant de la grosseur du festival. L’exemple le plus typique, c’est que si tu fais les Solidays, généralement tu ne peux pas jouer à We Love Green et Rock en Scène, et ça marche aussi dans l’autre sens. Si tu signes pour Rock en Scène, tu ne pourras pas jouer à Solidays, à We Love ou Lollapalooza. Paris est verrouillée. Si tu regardes, les artistes font souvent un seul gros festival parisien. C’est pareil en Bretagne avec les Vieilles Charrues. Les Vieilles Charrues c’est tellement énorme, que si tu les fais, tu ne joues pas en Bretagne le reste de l’été… C’est comme ça que ça se passe, et c’est hyper bloquant. En Bretagne, il y a 200 festivals, donc en même temps que tu fais les Vieilles Charrues tu pourrais te dire potentiellement que tu fais un tour de la Bretagne, que tu vas voir les petits festivals... Et ton show dans le gros festival pourrait devenir une sorte d’apothéose de ta tournée dans la région.
C'est vrai que ce système paraît un peu aberrant en 2024, comment on pourrait changer ça ?
F : Cette clause d'exclusivité est présente dans les contrats parce que les promoteurs ont peur que les gens viennent te voir pour moins cher dans un petit festival et que du coup, ils ne viennent plus dans les gros festivals. Et tout le monde applique cette mentalité là, même des mini salles à Paris. Avec une plus petite clause, mais qui te bloque quand même deux semaines avant ou deux semaines après la date. Quand tu es un artiste en développement, ça peut quand même avoir un sacré impact. Dans un monde idéal, si on arrivait à faire tomber cette clause, cela voudrait dire qu’un artiste peut faire des tournées régionales, se déplacer dans plein de petites villes et que les gens font des déplacements très réduits pour aller voir l'artiste qu’ils ont envie. Cela favoriserait aussi l’accès à la culture dans des lieux qui sont plus reculés et la croissance des plus petits festivals tout en donnant du boulot aux artistes. C’est la solution idéale pour les gauchistes qu’on est ! (Rires)
C’est super que les artistes montrent l’exemple, et on a ce rôle dans la société d’être initiateurs et inspirants pour les gens. Donc moins se déplacer, moins prendre l’avion et communiquer dessus pour en faire prendre conscience aux gens, c’est super chouette. Mais, le vrai problème réside dans cette clause d'exclusivité, et ça n’est malheureusement pas demain qu’on va le résoudre. Pour que ça ait de l’impact, il faudrait vraiment un mouvement mondial. Ça voudrait dire aussi que les artistes acceptent ça. Et c’est plus fatiguant. Aujourd'hui, un très très gros artiste il va venir dans un festival en France pour une somme pharaonique, en n’en faisant qu’un, et le festival sera méga content. Comme Lana Del Rey à Rock en Scène, exclusivité française, la France entière se déplace pour venir voir Lana Del Rey en polluant un max. Si on changeait le système, cela voudrait dire que Lana Del Rey devrait accepter une tournée de quarante dates en France… Peut-être qu’humainement parlant pour les artistes c’est déraisonnable. Ça voudrait dire que les artistes internationaux sont sur la route pendant trois ans, avec des dates tous les jours. C’est aussi un truc de proportions à revoir, accepter que ta carrière va décroître à un moment donné, accepter un modèle plus petit. Ça n'est pas évident !
Cela fait une dizaine d’années que tu évolues dans le milieu de la musique, as-tu perçu des changements de mentalité chez tes collègues sur ces questions ?
F : Malheureusement pas que dans le bons sens... Je pense par exemple à James Hype, un DJ anglais qui a explosé assez récemment, que je suivais beaucoup avant quand il était un DJ underground, il avait ce côté un peu cool, qui fait des trucs alternatifs, et maintenant la hype l’a complètement absorbé... Il se déplace en jet privé et il fait plusieurs dates par ce soir. C’est choquant et j’ose espérer que ce genre de comportement va devenir un peu la honte. Mais heureusement, il y aussi des choses symboliques qui se mettent en place de plus en plus, les efforts de Coldplay, Shaka Ponk qui arrête les tournées… Je pense que les DJs vont forcément finir par y passer, même si dans la musique électronique, dans la scène mainstream, on est encore très peu à prendre la parole, on reste très timides. J’en connais beaucoup autour de moi qui partagent ces valeurs, mais dont les engagements sont beaucoup plus discrets, dans l’ombre. Ce n’est plus une histoire de légitimé, quand tu défends ces valeurs là et que tu ne t’exprimes pas, c’est encore pire. Si tu les défends, il faut en parler !
Toi, tu arrives à mobiliser d’autres DJs ?
F : La timidité fait que pas mal d'artistes ne s’engagent pas. Une sorte de timidité sociale… Tout le monde n’est pas à l’aise pour parler de ces sujets-là en public. J’aime bien l'exercice et m’exprimer, mais à la base tu fais de la musique parce que tu ne sais pas trop te débrouiller avec les mots. Et cette raison est souvent invoquée quand j’en parle aux artistes autour de moi, ce qui fait sens. J’ai aussi du mal à arriver et à dire aux autres « c’est pas bien ce que tu fais etc ». Mais les gens à qui j’en ai parlé étaient très sensibles à ces sujets et ont très bien reçu le truc. Ce qui manque ce sont des gens qui ouvriraient un peu plus leur gueule sur cette clause d’exclusivité territoriale et qui feraient un peu plus pression. Je commence à en parler gentiment, mais c’est toujours pareil, comme c’est régi par la thune, si tu n’as pas une force de frappe énorme en termes de popularité, et que tu ne peux pas impacter réellement un festival en refusant de venir si il y a cette clause, ça ne marche pas. Si moi je dis ça à un festival, ils vont juste me déprogrammer et prendre quelqu’un d’autre. Je n’ai pas de quoi mettre la pression tout seul, il faudrait qu’on soit plein.
Tu joues au festival breton La P’Art Belle ce week-end, après notre interview, ça t’a bloqué d’autres dates ? Comment ça se passe dans un festival plus engagé ?
F : Avec eux, c’est cool, ils font partie des exceptions. La plupart des petits festivals font attention, il y en a même certains comme l’Insane, dans le Vaucluse que j’ai fait cet été, qui ne mettent pas d’exclusivité territoriale, c’est un peu leur spécificité et ils en sont assez fiers. C’est stylé, ça voulait dire que tu pouvais faire une date le lendemain dans le village d’à côté si tu voulais, ça ne les dérangeait pas.
Ma venue à La P’Art Belle, ça fait partie de ce souhait de ne pas faire que des gros festivals, de venir dans des festivals à taille humaine, qui sont vraiment sensibles à ces causes-là, qui y sensibilisent et qui se battent pour. Ça montre aussi que je suis prêt à faire des choix qui vont dans le sens de la décroissance. Faire en sorte que ça ne soit pas toujours juste une course à l’égo. Tu vois, c’est là où je n’étais pas forcément en accord avec la décision de Shaka Ponk d’arrêter les tournées comme solution au problème. Je me dis que c’est dommage, parce qu’ils ont tellement d'impact et de poids qu’ils auraient pu devenir une figure de proue de la décroissance, réinventer la tournée sous un autre modèle, ça aurait été tellement classe. Si je peux agir sur un plan, je pense que ça serait sur celui là, trouver des solutions pour que la tournée se transforme en un concept plus éco-responsable, se battre pour trouver des choses, quitte à ce que ton projet rapetisse un petit peu.
Justement, à quoi a ressemblé ta tournée cet été ?
F : Pour l’instant, on réfléchit à la manière dont on peut faire une tournée qui ressemble à quelque chose en faisant attention à la planète et en la faisant majoritairement en train. Cet été, on a fait que des festivals en France. Mais si je vais en Europe, j’y vais majoritairement en train. Et si je dois vraiment prendre l’avion, ça sera en pleine conscience. Pas pour un truc démesuré. Je sais ce que ça implique, en plus j’ai peur en avion, ce n’est pas du tout mon truc préféré, j’ai besoin d’une préparation mentale, donc même moi ça me coûte personnellement. On essaie de faire en sorte, quand je vais en Asie ou aux États-Unis, que je passe du temps sur place et que je fasse plein de choses, que ça devienne un vrai voyage et quelque chose qui va plus loin que faire un concert un soir et repartir le lendemain, ou aller de capitale en capitale. On prend notre temps, on reste deux ou trois semaines sur place. Sinon à la fin, tu ne kiffes même plus, tu ne vois que l'intérieur de ton avion en permanence, ça n’est pas une vie. Tous les clubs du monde finissent par se ressembler un peu, ce qui les différencie c’est ce que tu vis en dehors. C’est une très belle ironie quand tu y réfléchis, on fait partie de la nature, et ne pas prendre soin de la nature, c’est ne pas du tout prendre soin de toi non plus...
Pour écouter Hypertalisman, c'est par ici. Fakear sera présent pour un DJ set le 25 octobre au Cabaret Sauvage à Paris pour les 10 ans de son label, Nowadays Records.