« Nous savons qu’il faut fermer certains mondes, les rendre définitivement impossibles, pour préserver la possibilité qu’existe un monde ». Voilà comment débute l’ouvrage Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique de l’économiste Cédric Durand et du sociologue Razmig Keucheyan, lesquels s’emploient à envisager les contours d’une transition écologique juste, qui passera selon eux nécessairement par la fin du capitalisme.
Ah, la planification écologique ! Ce concept sorti du chapeau par Emmanuel Macron à la suite du Covid en 2022. A-t-il vraiment porté ses fruits depuis les beaux discours de l’entre-deux tours de la présidentielle ? Non, tranchent d’emblée les auteurs de Comment bifurquer, Cédric Durand et Razmig Keucheyan. Selon eux, un sérieux travail analytique a bien été réalisé par le nouveau « Secrétariat général à la planification écologique » mais aucun des leviers destiné à atteindre la neutralité carbone n’a véritablement été actionné depuis. Le gouvernement français reste pris dans une logique capitaliste, qui laisse toute latitude au marché pour régler la crise environnementale. Même constat s’agissant des États-Unis : les fameuses mesures prises dans le cadre du « Inflation Reduction Act » de l’administration Biden ne convainquent pas les deux universitaires. Ces derniers y voient surtout un verdissement de l’existant, à travers la poursuite de la vente de SUV électriques ou encore le choix de subventionner les techniques de captage et de séquestration du carbone afin de continuer à extraire des énergies fossiles. Bref, un bon programme de croissance verte qui ne touche jamais aux modes de vie.
Alors que faire ? Leur ouvrage formule plusieurs propositions, qui, précisons-le tout de suite, peuvent être ardues à comprendre sans de solides bagages économiques. Plusieurs passages sont en effet assez jargonnants, ce qui peut malheureusement en compliquer la lecture. Si vous avez le cerveau suffisamment accroché, vous prendrez cependant plaisir à défricher avec eux les principes pour faire advenir une vraie bifurcation écologique. Vous l’aurez d’ailleurs sans doute compris, leurs préceptes sont très marqués à gauche (de fait, Razmig Keucheyan est professeur de sociologie à l’université Paris-Cité mais aussi co-responsable du département planification écologique de l’Institut La Boétie, groupe de réflexion financé par La France Insoumise).
L’État comme fer de lance de la bifurcation
L’investissement public, nous disent-ils, doit tout d’abord être massif, en particulier vers les énergies renouvelables mais aussi pour démanteler les usines les plus polluantes qui vont constituer « des actifs échoués ». Seul l’État peut en effet s’en charger tant le prix de cette déconstruction promet d’être exorbitant. S’il ne le fait pas, préviennent les deux auteurs, des charognards du carbone continueront d’exploiter ces usines, comme Daniel Kretinsky, le milliardaire tchèque qui a fait fortune en rachetant à bas prix les centrales à charbon délaissées par les grands énergéticiens car mis sous pression par les activistes du climat.
Les auteurs proposent également de s’appuyer sur les services publics comme « vecteurs de post-croissance ». L’idée ? Faire en sorte, par exemple, que le secteur de la réparation, véritable arme de combat contre le consumérisme, soit soutenu largement par la puissance publique. En effet, 50 % des emplois de réparateurs ont disparu en dix ans. Cédric Durand et Razmig Keucheyan proposent ainsi que l'État subventionne ces emplois que le marché refuse de créer car ils ne sont pas rentables économiquement. Dans l’ensemble, les deux auteurs suggèrent de créer un monde où les services publics seraient largement plus financés qu’aujourd’hui, de façon à permettre une sobriété mieux acceptée. Dit autrement, le futur ne serait pas nécessairement celui de la lampe à huile individuelle mais plutôt d'un luxe collectif grâce à une mise en commun des ressources. Exemple : disposer « de somptueuses piscines municipales plutôt que chacun sa piscine privée ». On s’y voit non ?
Ne plus faire du PIB l’alpha et l’oméga des politiques publiques
Autre principe fondateur : mettre en place une « comptabilité écologique », c’est-à-dire faire en sorte que les politiques économiques soient assujetties aux limites planétaires des écosystèmes. Ce qui implique notamment de ne plus faire du PIB l’alpha et l’oméga de nos décisions, mais plutôt de partir des besoins essentiels de la population pour dessiner une transition. De ce point de vue-là, des standards pourraient être étendus à une population de 10 milliards d’êtres humains, dans le respect des écosystèmes : une température de 20° C par logement, 50 litres d’eau par jour et par personne, entre 5000 et 15 000 km de mobilité par an et par personne, des soins médicaux généralisés, une éducation de qualité pour les 5 à 19 ans, un ordinateur par foyer. « Rien de tout cela n’est utopique » concluent-ils.
Mais une telle transition est-elle possible en si peu de temps ? Oui, si l’on se base sur des expériences sur du passé, comme les périodes d'économies de guerre, au cours desquelles toute la population a dû brutalement se réorganiser en vue d’un objectif commun. À la différence majeure que les décisions prises à l’époque ne l’ont pas été démocratiquement tandis que les auteurs préconisent de mettre en place des politiques décidées au sein d’un Parlement fort, ayant autant de pouvoir que Bercy et ses milliers de hauts fonctionnaires à tendance néolibérale. Bruno Le Maire, si le livre lui arrive un jour entre les mains, appréciera.
Comment bifurquer. Les principes de la transition écologique, Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Zones, Éditions La Découverte, 256 pages, 20.5€