Sophie Czich est artiste visuelle et « rechercheuse artistique ». Yassir El Mahktoum est journaliste d’investigation au Maroc. Ensemble, ils ont collaboré sur un projet intitulé Rewriting Climate Headlines qui mêle journalisme d’investigation et arts visuels afin d’alerter et de sensibiliser sur la crise climatique, et surtout, de la raconter autrement. Les deux participants reviennent pour Carbo sur cette aventure.
Rewriting Climate Headlines est une collaboration qui marie la faculté de narration innovante de l’Académie royale des arts de La Haye et l’organisation pour le journalisme d’investigation des reporters arabes (ARIJ). Ce travail conjoint a donné naissance à des installations artistiques qui se basent sur des enquêtes journalistiques, avec pour objectif d’éclairer les défis climatiques auxquels est confrontée la région du Moyen-Orient et du nord de l’Afrique. Ce projet, qui s'est déroulé entre juillet et décembre 2023, a donné naissance à trois enquêtes et trois expositions : From the Ashes, Falcons Migration Season to Nets, et Voices From the Valley. Accompagnés par Munir Al Khatib, rédacteur en chef de ARIJ, et les artistes Hattie Wade et Cristina Lavosi, l’artiste française Sophie Czich et le journaliste marocain Yassir El Makhtoum, ont collaboré sur la première concernant les feux de forêt au Maroc. Ils nous racontent.
Sur quelle enquête avez-vous travaillé et pourquoi avoir participé à ce projet ?
Yassir El Makthoum : L'enquête a été conçue en réponse aux incendies de forêt exceptionnels qui ont eu lieu au Maroc pendant l'été 2022. 95 % des incendies de forêt avaient une origine inconnue, empêchant ainsi de réduire le nombre d'incendies et de punir les responsables. Ces facteurs ont conduit à une diminution de la couverture végétale et à une augmentation record des émissions de carbone, menaçant la vie des résidents. Mon projet a consisté à mener une analyse des données disponibles sur les incendies de forêt depuis plus de 11 ans, à déterminer le taux de propagation des feux, et à documenter leur distribution selon les régions et les zones touchées. L'enquête révèle que le Maroc a perdu environ 1 406 000 hectares de ses forêts entre 2016 et 2022. En revanche, l'Agence Nationale des Eaux et Forêts, un organisme gouvernemental, affirme que la dégradation de la couverture forestière est estimée à seulement 17 000 hectares par an (ce qui ne ferait que 119 000 hectares sur la période donnée, ndlr) ! L'enquête remet donc en question la gestion des programmes de prévention des incendies par le gouvernement et la crédibilité des déclarations sur la gestion des forêts, exposant l'empiétement du béton sur les forêts brûlées.
Sophie Czich : En tant qu'artiste, quand on travaille sur ces sujets liés à la crise climatique, parfois, nous nous sentons un peu isolés. Nous exposons dans les galeries, dans les musées mais est-ce que notre message va plus loin que là ? La crise climatique est une question qui m'a toujours intéressée. J'ai toujours essayé d’avoir des collaborations qui soient transdisciplinaires et qui permettent de toucher d’autres publics. L’opportunité de s'associer avec des journalistes qui travaillaient déjà sur cette enquête était un plus. Nous sommes arrivés pendant le processus de construction de leur enquête et nous avons pu créer des ponts entre le journalisme et le monde artistique, deux mondes qui ont tout intérêt à se rencontrer.
Quel est l'intérêt pour les journalistes et les artistes de s'associer pour informer sur le changement climatique ?
Y. e. M. : Les artistes peuvent transformer des données complexes en œuvres visuelles engageantes, rendant les informations scientifiques sur le changement climatique plus accessibles et compréhensibles pour un public plus large. Les présentations artistiques peuvent capter l'attention du public de manière plus efficace que les rapports traditionnels. Elles peuvent aussi susciter des émotions fortes. Enfin, la combinaison de l'art et du journalisme peut permettre d'atteindre des audiences variées, y compris celles qui ne s'intéressent pas habituellement aux questions environnementales.
S. C. : D’après les retours que nous avons eus de la part de journalistes, il se trouve que bien souvent ces derniers sont plongés dans des situations d'investigation qui dure longtemps… Il s’agit d’une recherche qui est très fouillée et qui est extrêmement précise mais qui, finalement, a une durée de vie très courte une fois l’article produit. Cela peut entraîner beaucoup de frustrations et l’impression d’avoir un résultat qui n’est pas à la hauteur de tout le travail effectué, ou de ne pas avoir reçu l’attention méritée. Avec notre installation, nous voulions amener une forme d’émotion et de perception qui ne soit pas seulement basée sur la compréhension même des éléments, mais vraiment sur un ressenti. Une fois que ce ressenti est là, nous avons l’attention des visiteurs et des visiteuses et nous pouvons ainsi communiquer des informations et des données beaucoup plus précises.
L’installation est construite en deux temps, voire trois, avec un moment où l’on entre dans la pièce et où l’on aperçoit la sculpture : le papier brûlé, les formes… Tout ce qui fait référence à des feux de forêts et à quel point la région est dévastée. Cela prend tout de suite au cœur et puis, au moment où l’on s’approche, on découvre toutes les données qui sont précisément listées et qui sont amenées par différents éléments dans l’installation. Ensuite, nous avons la vidéo, qui permet de suivre un peu plus le récit en lui-même. Cela permet d’avoir un rythme différent de celui du papier écrit par des journalistes, où nous allons avoir évidemment un texte rédigé avec beaucoup plus de précisions. Les personnes qui vont aller jusqu’au bout de la lecture de l’article sont peut-être moins nombreuses que celles qui vont se laisser happer par une œuvre d’art. Je pense que nous pouvons toucher différemment.
Quelles ont été les retombées de votre collaboration ?
Y. e. M. : Le gouvernement marocain a été soumis à un examen parlementaire concernant les conclusions de l'enquête, notamment en ce qui concerne la perte d'environ 1 406 000 hectares de forêts entre 2016 et 2022, et cette différence de chiffres fournies par l'Agence Nationale des Eaux et Forêts sur la dégradation du couvert forestier. Le niveau alarmant de dégradation des forêts au Maroc a donné lieu à une enquête parlementaire dirigée contre le ministre de l’Agriculture et du Développement Rural, qui devrait répondre dans les prochains jours.
S. C. : Nous avons eu énormément de retours très positifs de la part de journalistes qui voyaient dans ce projet une manière d’essayer de raconter les choses différemment… Qu’est-ce que cela peut faire émerger ? Quelle forme cela peut prendre ? Ce que nous avons produit est loin d’être parfait, mais c’est un cas d’étude qui permet un dialogue entre deux champs disciplinaires. C’est une exploration de l’entre-deux et de ce que cela peut nous apporter.
