Avec BlaBlaCar et son monde, le journaliste Fabien Ginisty brosse le portrait d’une entreprise malhonnête, mauvaise pour l’environnement et instaurant un régime de défiance entre les usagers. Brillant.
Et si on cessait d’avoir peur les uns des autres et d’accepter de devoir s'en remettre à une plateforme payante pour se conduire d’un point A à un point B ? Et si on arrêtait de vouloir monnayer le moindre service et au passage d'engraisser des fonds d’investissements basés dans des paradis fiscaux ? Voilà, en somme, ce à quoi nous enjoint Fabien Ginisty dans son livre, aussi bien informé que jubilatoire dans le ton. Le journaliste a en effet réalisé un formidable travail d’enquête sur BlaBlaCar, dont le système fondamentalement capitaliste et polluant, bénéficie toujours d’une bonne image auprès du grand public et de l’État.
Pourtant, quand on soulève le capot de la « licorne de la tech », le tableau n’est pas très reluisant. Le fondateur de BlaBlaCar, Frédéric Mazzella – adulé par Emmanuel Macron qui l’a fait chevalier de l’Ordre national du mérite – apparaît comme rien d’autre qu’un entrepreneur mégalomane ayant surfé sur la vague du boom internet et de l’augmentation brutale du prix du pétrole pour faire éclore une plateforme juteuse au tournant des années 2000. La description qu’en fait Fabien Ginisty, patron du mensuel L’âge de faire, très ancré à gauche, est savoureuse : on suit pas à pas les débuts du jeune et ambitieux Fred, fasciné par la Silicon Valley, ayant au départ échoué à faire fortune aux États-Unis puis revenu en France la queue entre les jambes et le couteau entre les dents.
Déterminé, Fred finira par se réinscrire dans une école de commerce hors de prix, histoire d’accéder au réseau de l’élite économique et d’acquérir les bonnes méthodes. Rien de très nouveau sous le soleil capitaliste : une fois élaborée l’idée de plateforme de covoiturage (qu’il n’était d’ailleurs pas le seul à avoir eu à l’époque), Frédéric Mazzella fera ensuite des ronds de jambes pour attirer des investisseurs de tous bords. Parmi ces business angels (dans le jargon start-upiste), on retrouvera le fond d’investissement français Isai, créé à l’époque par Pierre Kosciusko-Morizet, le frère de la future ministre de Nicolas Sarkozy, et Geoffroy Roux de Bezieux, l’ex-patron du Medef. Se joindra également à l’aventure l’ogre étasunien Accel Partners, déjà financeur de Deliveroo et Facebook… En lisant ces lignes, difficile de ne pas avoir la désagréable impression de pénétrer dans un entre-soi qui, décidément, passe son temps à se faire la courte échelle.
En plein dans la novlangue néolibérale
Dès que la plateforme devient rentable, Frédéric Mazzella s’empresse de publier sa success story : Mission BlaBlaCar, sorte de gloubi-boulga néolibéral dans lequel ce dernier se vante d’avoir réussi à rendre le monde meilleur grâce à son génie et à sa seule volonté d’entrepreneur. Son livre est, sans surprise, préfacé par l’inénarrable astronaute Thomas Pesquet, fan d’écologie mais soutien du tourisme spatial et de la conquête de Mars. Pour qui a lu Humus, le roman de Gaspard Kœnig, finaliste du prix Goncourt, la ressemblance de Frédéric Mazzella et de son comparse Nicolas Brusson (co-fondateur de BlaBlaCar, NDLR) avec les personnages Kevin et Philippine, sorte d’anti-héros ayant bien compris que l’écologie était bankable, la ressemblance est troublante. On savait déjà que Kœnig avait assidûment fréquenté ces milieux-là de jeunes loups capitalistes pour écrire son livre (où apparaît d’ailleurs Thomas Pesquet). Avec cette enquête, on a la preuve supplémentaire que rien, ou si peu, n’a été inventé…
Dans la communication de BlaBlaCar, il est sans arrêt question de confiance. Mais le journaliste, qui n’hésite pas à se mettre en scène et à narrer ses propres expériences de covoitureur, décortique méticuleusement cet abus de langage. La confiance ? Quelle confiance ? Celle qui consiste à obliger les gens à réserver en avance, à décliner leur identité, toute leur identité, avant de pouvoir créer un profil, qui pousse les gens à se noter publiquement les uns et les autres ? « Fabien est très agréable, je recommande !!! » a laissé un jour comme commentaire une passagère du journaliste. « J’aime être flatté, mais quand même : avec cette notation, je me suis senti comme un frigo sur Amazon » plaisante Fabien Ginisty dans son livre. BlaBlaCar a ainsi réussi au fil des années à transformer des usagers en commerçants, recommandables ou non, et à déshumaniser un moyen de transport initialement convivial et pas cher. Car pour chaque trajet réalisé, la plateforme empoche désormais de coquettes sommes. Une fois en situation de quasi-monopole, la plateforme a pu en effet imposer aux covoitureurs captifs une commission hallucinante, de l’ordre de 30 % du prix fixé par le conducteur. Pas mal non ?
Un non-sens climatique
Pire, le covoiturage n’est même pas écolo, démontre Fabien Ginisty. En effet, si l’objectif initial était de diminuer le nombre de voitures sur les routes, force est de constater que la plateforme aurait plutôt eu pour effet d’encourager l’usage de la bagnole. De fait, un conducteur sur trois aurait renoncé à prendre sa voiture s’il n’avait pas trouvé de passagers. En d’autres termes, sans BlaBlaCar, les gens auraient sans doute moins le réflexe de prendre le volant, et rempliraient les trains.
Malgré cet état de fait, TotalEnergies est néanmoins parvenu en 2012 à convaincre le gouvernement français que le covoiturage était bénéfique pour la planète. De manière parfois un peu alambiquée il est vrai, Fabien Ginisty tente de nous expliquer cette magistrale entourloupe environnementale. En investissant auprès de BlaBlaCar plusieurs dizaines de millions chaque année, le géant pétrolier a pu obtenir les fameux « certificats d’économie d’énergie », soit l’obligation pour les entreprises polluantes d’investir dans les secteurs « verts » pour compenser leurs émissions carbone. Grâce à cet argent obtenu, la plateforme a pu ainsi écraser la concurrence. Quant aux clients de BlaBlaCar, ils ont pu recevoir des cartes-cadeaux à dépenser chez… TotalEnergies. La boucle est bouclée. État, entreprises, particuliers, tout le monde est content. Sauf le climat.
La nécessité de rêver
Alors que faire ? Pas évident de trouver une alternative. Car BlaBlaCar nous sauve régulièrement la vie, surtout face aux prix des billets de train, devenus souvent prohibitifs. Dans l’idéal, il faudrait pouvoir créer une nouvelle plateforme, et Fabien Ginisty propose d’imaginer à quoi pourrait ressembler cette dernière. La plateforme de ses rêves serait non lucrative, permettrait aux utilisateurs de proposer des trajets gratuits (c’est impossible actuellement, la plateforme imposant des prix planchers), délaisserait son système toxique de notation et mettrait en place l’anonymisation totale des annonces. Aujourd’hui, le taux de remplissage pour un conducteur ayant un prénom à consonance arabe ou musulmane est de 13 points de pourcentage inférieur à celui d’un conducteur ayant un prénom à consonance française. Et surtout, on nationaliserait cette nouvelle plateforme. Utopique ? Oui sans doute sous le gouvernement d'Emmanuel Macron, reconnaît l’auteur. « Mais si nous ne revendiquons pas notre utopie dès aujourd’hui, il est certain que le futur s’écrira sans elle ».
BlaBlaCar et son monde, Fabien Ginisty, Le Passager Clandestin, 224 pages, 16€