Dans un livre câblé pour une adaptation Netflix, l’essayiste libéral Gaspard Koenig - presque - candidat à la dernière présidentielle et finaliste du Goncourt 2023, propose un roman d’apprentissage où deux amis brillants découvrent sur les bancs de la fac que les vers de terre pourraient bien sauver l’humanité. La documentation est pointue, l'intrigue carrée, la critique des élites et du capitalisme vert, acerbe. Pour la littérature, il faudra creuser.
Kevin est beau comme une statue grecque, vient d’une famille ouvrière du centre de la France. Arthur a la verve, issu d’un milieu bourgeois parisien. Les deux n’auraient jamais dû se rencontrer mais leur réussite au prestigieux concours d’AgroParis Tech les rassemble. En quelques heures, ils deviennent inséparables et un cours un peu particulier scelle leur destin : les pouvoirs extraordinaires des lombrics. Fascinés par leur impact sous-estimé sur le vivant, ils lancent chacun une entreprise en lien avec les vers de terre. Si tous les deux veulent changer le monde, leurs routes vont très vite prendre des directions opposées. Quand l’un fonce vers le capitalisme vert avec un projet de vermicomposteur (le compost grâce aux lombrics), l’autre reprend la ferme familiale dont le sol a été tué par des décennies de pesticides. Chacun vivra les vertiges de la réussite, les obstacles matériels face aux idéaux et les chutes brutales.
L’auteur de Humus ne semblait pas destiné à traiter un tel sujet. Né à Neuilly, il raconte partout que c’est en bêchant son jardin qu’il s’est épris d’amour pour les petites bêtes. Son parcours est assez atypique. Dans le désordre, il a joué le rôle de Ted Kennedy dans le biopic sur son frère avec Natalie Portman, il cite souvent Ken Loach en inspiration, a été la plume de Christine Lagarde, époque ministre de l’Economie. A 31 ans, il fonde un think tank, GénérationLibre, sur le site duquel on peut lire qu’il vise à “réhabiliter le libéralisme dans sa dimension humaniste”. Le normalien agrégé de philosophie, a également tenté de réunir 500 parrainages à la dernière présidentielle, sans succès, puis a sorti quatre mois plus tard un essai intitulé Pour en finir avec l’élection présidentielle. Quelque temps auparavant, il avait réalisé un tour de France sur le dos d’une jument nommée Destinata, dans les pas de Montaigne, pour rencontrer les petits élus délaissés. Pas étiqueté écolo, Gaspard offre pourtant en juin 2023 un soutien inattendu aux Soulèvements de la terre, accusés par le gouvernement français de cautionner « les agissements violents envers des personnes ».
Capitalisme vert et retour radical à la nature
Dans Humus, la question du choix de l'action, en accord avec la morale, est précisément au cœur du livre. Face à la crise environnementale, comment agir ? La réponse de Gaspard Koenig est efficace. Sur 380 pages, il met en miroir le récit de deux chemins opposés. Chaque route en prend pour son grade. D’un côté, on suit la lente radicalisation d’un jeune homme bien né, Arthur, fils d'avocat. Son objectif est d’abord d’œuvrer localement, sur la terre de ses ancêtres où plus rien ne pousse ; combat qu’il documente sur les réseaux sociaux. Petit à petit, il fédère des militants de divers horizons et son influence grandit, tout comme sa radicalisation jusqu’à prendre les armes. Le groupe qu’il rejoint, "Extinction Rebellion", est, au départ, celui que nous connaissons dans l'actualité (décidément grande source d’inspiration en cette rentrée, après leur représentation dans le film Une année difficile) mais va évoluer en un groupe qui ferait frémir la DGSI et le FBI réunis. Si l’écofiction est un genre riche depuis le XIXè siècle, peu de romans ont dépeint le pendant violent de l’engagement écologique, où poussé par le désespoir, des activistes tenteraient de renverser le pouvoir... dans le sang. Gaspard Koenig s’y colle et ne fait pas les choses à moitié.
En parallèle, on avance avec Kevin, représentant, lui, du capitalisme vert, un peu involontairement. Tout part d’une rencontre avec une camarade de promo issue de la Haute, Philippine, qui voit dans son projet de fin d’études une poule aux œufs d’or. Rapidement, les premiers millions arrivent. De voyages dans la Silicon Valley, en soirées VIP dans des châteaux avec Thomas Pesquet, Kevin intègre une caste où l’écologie n’est qu’un prétexte à faire de l’argent et se donner bonne conscience. Le sommet est atteint lorsqu’un investisseur explique à Kevin que malgré l’immense scandale auquel son entreprise fait face, sa boîte reste somme toute rentable, alors la morale on s’en fiche. « Le monde repose du bullshit, [...] si tu voulais la justice, tu t’es trompé de métier, garçon. Il fallait ouvrir une microferme agroécologique dans le trou du cul du monde. [...] Business is business ». Entre les lignes, on décèle un Koenig critique et désabusé, d’un côté … comme de l’autre.
Dans ce monde qui fout le camp, le lecteur peut se raccrocher à la véritable star du livre : le ver de terre. Et c’est, à nos yeux, le plus bel apport de Humus. L’auteur offre au champ romanesque un impensé, une fiction sur les lombrics ! Les deux héros cherchent d'ailleurs, après la conférence à partir de laquelle ils s’éprennent des petits êtres gluants, des références scientifiques et littéraires. À part les travaux menés par leur professeur savant Marcel Combe (personnage inspiré d’un vrai chercheur, Marcel Bouché), leurs trouvailles sont bien maigres. En ce sens, le livre est passionnant. Il nous plonge dans un univers présent chaque jour sous nos pieds et pourtant inconnu. « Si on met tous [les lombrics] sur une balance, ils pèseront plus lourd, et de loin, que les Homo sapiens, les éléphants et les fourmis réunies. Pour donner un ordre de grandeur, il y a en entre une et trois tonnes à l’hectare, en tout cas dans les sols où l’homme n’a pas posé ses sales pattes ».
Sexe, super lombrics et clichés
Car voilà l’embûche, comme le résume le personnage de Marcel Combe « sans vers de terre, [...] plus de terre. Ce n’est pas un hasard si l’astrophysicien Hubert Reeves explique que la disparition du ver de terre est au moins aussi préoccupante que la fonte des glaciers ». Humus, nous rappelle que l’agriculture intensive et la bétonisation des sols, parmi tous les maux qu’elles engendrent, comptent également l’extermination des lombricus terrestris. Et hop, surviennent « les glissements de terrain, l’épuisement des nappes phréatiques et [...] l’appauvrissement vertigineux des écosystèmes ». Fort heureusement, ces habitants des sols « pourraient devenir notre meilleur allié ». Comment ? En les réintroduisant dans les sols par inoculation (le programme d’Arthur), ou mieux encore pour « traiter les déchets de l’humanité grâce au vermicompostage qui consiste à nourrir une colonie de lombrics avec nos rebuts alimentaires » (le plan de Kevin). Même si leur succès n’est pas flagrant au fil de cette fiction, on se prend à rêver de leur application dans le monde réel (le lombricomposteur existe déjà).
En somme, ce divertissement enlevé est plaisant à lire mais le niveau littéraire n’est pas à la hauteur du propos. Certes le style général très descriptif résonne avec son environnement scientifique. Quelques formules font mouche : « Marcel Combe était un vrai savant, un esprit curieux qui sait ce qu’il ne sait pas », nombreuses parviennent à saisir l'entrisme des jeunes élites - thème très présent dans le livre. Malheureusement, les scènes de sexe et de flirts ne sont pas le fort de l’auteur ... qui en a pourtant écrit beaucoup. Serait-on dans un mauvais podcast érotique, parfois un peu réac ? Extraits : « [Aux côtés de kévin], les étudiantes semblaient soudain oublier toutes les préventions rigides de MeToo et redevenaient avec insouciance des jeunes filles légères et pépiantes ». Deux chapitres plus loin : « Elle empoigna l’instrument de son plaisir, le fit tourner contre ses lèvres [...] ». Dommage que Gaspard Koenig n’ait pas cantonné le X à une scène d’anthologie (p 290 - 293), sans doute sans précédent dans l’histoire, et en lien avec le sujet … nous n’en dirons pas plus. Ici, sa “plume” devient enfin inventive. On retient également le traitement de la bisexualité des personnages (un écho à celle des vers de terre ?), motif pas si courant dans la fiction. A nouveau, on regrette une intention narrative gâchée par un final descriptif à outrance, laissant peu de place à l’imagination que l'auteur a toutefois eue pour inventer ce roman bien dans l'air du temps.
À noter : L’annonce du prix Goncourt aura lieu le mardi 7 novembre. Les quatre ouvrages finalistes sont Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea ; Humus de Gaspard Koenig ; Sarah, Suzanne et l'écrivaine d'Eric Reinhardt ; Triste tigre, de Neige Sinno.
Update du 23 novembre : Si Gaspard Koenig n'a pas été récompensé par le prix Goncourt, il a reçu le prix Interallié 2023.