« La glace fondait dans les Spritzs, c'était à n'y comprendre rien. Tout le monde se plaignait en ville du climat subsaharien ». Sorti l’an dernier, le dernier album de Feu! Chatterton résonne tout particulièrement en cet été 2022 caniculaire. Mais cela va plus loin : leur album illustre avec clairvoyance l’oscillation timide d’une génération consciente de son environnement, coincée entre la fin d’une époque et le début d’un Monde Nouveau.
Feu! Chatterton est l’un des groupes musicaux du moment dont les paroles ne déçoivent jamais. C’est simple, on parle souvent d’eux comme du « plus littéraire des groupes de rock ». Ça vole haut, c’est poétique, engagé et peuplé de références littéraires. Les commentaires postés sous leurs clips le résument bien : « À écouter d’urgence pour tout amoureux de la langue de Molière », « Enfin un groupe qui m’a fait ouvrir un dictionnaire »... Leurs textes sont mélancoliques, ils évoquent des souvenirs rêveurs et des romances torturées. Mais en parcourant plus en profondeur les paroles de leur troisième album, Palais d’Argile, sorti en mars 2021 et qu’ils défendent cet été dans tous les festivals, on y découvre presque une ode à l'écologie, et une invitation à revenir à l’essentiel, à nous éloigner des écrans pour se reconnecter à la nature, à la matière première, loin des pixels. Autrement dit, une réflexion profonde sur nos vies modernes.
Bande à part
Les cinq complices de Feu! Chatterton sont depuis leurs débuts des ovnis dans la scène musicale française. Leurs textes sont extrêmement travaillés, presque érudits, ils utilisent des références que peu de gens de leur âge possèdent encore, citent les Romantiques et Apollinaire en interview, jonglent avec les mots et les images, reprennent des poèmes de Yeats ou de Prévert. Surtout, dans ce troisième album, ils s’engagent, quand de nombreux groupes et chanteur·se·s de leur génération continuent de chanter l’amour et le soleil d’été. Palais d’Argile est un album à part, théâtral, aux chansons longues - d’une durée moyenne de cinq minutes et pouvant même aller jusqu’à neuf minutes - qui offrent donc le temps de développer une parole profonde.
Leurs textes prennent alors un vrai accent politique, défendant tout au long de cet album réaliste et narratif, l’avènement d’un « monde nouveau ». Ou peut-être un retour à un monde plus simple, le monde d’avant, plus réel, plus spontané. Et surtout moins connecté, un monde où l’on se prenait encore dans les bras. « Ah que le cœur me fend, Je me souviens mal du monde d'avant » chante Arthur Teboul de sa voix envoûtante dans Écran Total. Ce monde d’avant, remplacé désormais par une société du virtuel, où l’on caresse le visage de l’être aimé sur un écran tactile et où l’on se retrouve sur le net. Feu! Chatterton « appelle à l’aide », perdu dans la jungle des cookies, des navigateurs, des algorithmes et de la course aux vues. Le plus fou, c’est peut-être de savoir que cet album a été composé par le groupe à l’été 2019, avant les confinements, la distanciation sociale et le règne des zooms. Preuve encore une fois de leur fine compréhension de notre monde, (ne dit-on pas le poète prophète ?), qui court droit vers le métavers. Une dénonciation de ces technologies qui nous éloignent et participent, aussi, à polluer notre planète.
« Que savions-nous faire de nos mains, zéro, attraper le Bluetooth »
Mise en garde poétique
Fine compréhension, aussi, de l’urgence climatique, et de l’importance d’agir. Palais d’Argile est une mise en garde poétique de cinq artistes-poètes à leurs semblables. L’argile, dont se serait servi le Christ pour créer l’homme pour les Chrétiens, dans le monde de Feu! Chatterton, mollit.
« Mais il pleut sur la ville. Et on le sait, l'argile mollit, et oui »
Monde Nouveau, symboliquement, est le titre qui ouvre et conclut l’album. Comme si nous n’avions plus d’autre choix que d’imaginer et de construire ce monde nouveau, le nôtre étant voué à mollir, à disparaître. Et il s’accompagne d’un avertissement frontal, « La glace fondait dans les Spritzs, c'était à n'y comprendre rien. Tout le monde se plaignait en ville du climat subsaharien ». Voilà ce qui nous attend si l’on reste immobile. Après l’une des chansons les plus engagées de l’album, Écran Total, dans laquelle le groupe dénonce en vrac nos politiques, les liens troubles qu’ils entretiennent à l’argent, la maltraitance animale et appelle à une révolution politique et un renversement du système, c’est le retour à la nature, à la mer, à la liberté, plus contemplatif. D’ailleurs, l’album se distingue aussi par sa pochette d’un bleu profond, comme les flots. Arthur Teboul se demande à plusieurs reprises : « Que reste-t-il de sauvage ? Que reste-t-il du paysage ? »
« On piétine le pacte civique.
Ah, tu fais moins l'malin sanglot de reptile maintenant qu't'es plus derrière ton écran
T'as vraiment pas l'air si grand
Essaie pas de t'enfuir avec tes talonnettes à 4000 boules qui servent plus à rien maintenant
Nous aussi on peut en faire des euros sur ton dos
On t'jette des pièces comme sur les crocos du vivarium »
La matière et les éléments sont omniprésents, comme un fil conducteur, un idéal à retrouver dans notre monde qui brûle et où les eaux montent. D’abord dans « une prière » adressée à la mer, puis dans ces paroles du titre Libre, « Allons, enfants nous allonger dans l'herbe une énième fois ». Avant l’ultime retour du Monde Nouveau, c’est la chanson Laissons Filer où le chanteur s’exclame : « Je rends à l’espèce la monnaie de sa pièce », avant d’ajouter « Le sens des choses nous échappe ». Et de conclure : « Laisse, laisse-toi porter, Fais comme le sable et le vent, Retrouve la vérité nue, Et tous les éléments ». Revenir à la matière première, c'est aussi rappeler l’essence éphémère de l’humain, renouer avec cette thématique de la finitude chère à la poésie, qui prend un sens plus fort encore dans notre époque d’urgence climatique, où nous courons après le temps.
« Comme une ombre, comme un rêve,
L'homme qui vient de la terre Y retourne à la fin »
C’est un album en mouvement constant, qui annonce un départ vers l’inconnu. Cet inconnu qui fait peur à bon nombre d’entre nous, ce renouveau qui nous impose de changer nos habitudes, de renoncer, aussi. « Adieu, je m'en vais. Je pars, je défais la laisse. Que mon âme soit lavée ce soir. Qu'au matin je renaisse » entend-on dans Aux Confins.
Feu! Chatterton souhaite tout fort la fin d’une époque et le commencement d’une nouvelle ère. Leur album illustre avec clairvoyance ce mouvement de balancement, symbolique de notre époque, de ce combat écologique à la frontière de deux mondes. Il répond aussi aux angoisses de la jeune génération, charnière, qui a encore le pouvoir de changer les choses. Comme Feu! Chatterton, cette dernière oscille entre « le monde d’hier » et le « monde nouveau », se demandant ce qu’elle souhaite pour son avenir. C’est le vieux monde polluant et la fougue de la génération Greta. Et quand on entend un public nombreux s’époumoner en festival avec joie et ferveur : « un monde nouveau, on en rêvait tous », l’espoir renaît. « On est loin d'être arrivés », comme chante avec perspicacité le groupe dans son titre Libre, mais on avance.