
Villes et bâtiments technologiques, logements standardisés, palais coloniaux… Face au capitalisme, à la crise climatique et au colonialisme subsistant, comment construire des lieux habitables ? Dans l’ouvrage Décoloniser l’architecture, l’architecte et enseignant Mathias Rollot appelle à imaginer d’autres formes d’architecture afin de bâtir une société réellement écologique et décoloniale. Entretien.
Vous réalisez un état des lieux des « héritages problématiques » de l’architecture. Quels sont-ils ?
Mathias Rollot : L’imaginaire commun est favorable à l'architecture classique des palais et des églises. La « grande » architecture, qui est fantasmée et mise en valeur à travers le patrimoine en France, était au service des monarques et des empires - notamment religieux. Mais comment rechercher une architecture écologique alors que celle-ci est historiquement au service des puissants et est valorisée pour cela aujourd’hui ? En essayant d’importer le courant écologique du biorégionalisme dans les écoles d’architecture, j’ai vu que de nombreuses personnes ne comprenaient pas pourquoi des sujets comme l’écologie, qui ne sont pas directement en lien avec la culture architecturale, devraient nous concerner. Pour elles, parler d’architecture féministe, décoloniale ou écologique serait un détournement de la voie importante qui serait la qualité architecturale et rien d’autre.
Selon vous, la discipline architecturale est aujourd’hui un champ de bataille entre ultraconservateurs et alliés…
M. R. : Les ultraconservateurs ont une vision de l’architecture esthétique et élitiste selon laquelle un grand architecte serait quelqu’un dont les œuvres émerveillent et innovent selon des critères purement architecturaux. Mais est-ce cela dont le monde a besoin, à l'heure où on parle de crise sociale et écologique majeure ? Lorsque Florian Philippot dit vouloir créer une école d’architecture pour « reconstruire du beau en France », il surfe sur l’imaginaire passéiste et conservateur de l’extrême-droite : châteaux de la Loire, palais… Or valoriser l’héritage de ceux qui nous ont oppressé comme étant notre patrimoine n’a pas de sens. D’autant que cette vision esthétisante a intégré la notion de développement durable : de plus en plus de prix reviennent à des architectures qui satisfont les critères conservateurs tout en intégrant des petites touches comme un mur en terre crue… Faisant croire ainsi que l'écologie est déjà prise en compte.
Face à la destruction du monde en cours, appeler à considérer l’architecture comme un art de la résistance est une façon de confronter le milieu.
Vous appelez à se défaire de l’imaginaire d’une unique culture architecturale, et évoquez plutôt la pluralité disciplinaire pour rendre l’architecture écologique. Qu’entendez-vous par là ?
M. R. : Il ne s'agit pas simplement de dire qu'il y a un chapeau universel de l’architecture surplombant les cultures, qui réinterprètent des vérités générales à leur manières avec d’autres matériaux de construction. L'entrée pluriverselle implique qu’il y a des émergences culturelles partout, des disciplines architecturales variées qui ne se définissent et ne s’enseignent pas de la même façon, et qui n'ont pas les mêmes critères ou finalités. Ça ne donne pas les mêmes bâtiments, bien sûr ; mais surtout, de bout en bout, ça ne se raconte et ne se vit pas pareil. Le plurivers sert à dire que l’universalisme, c'est reconduire un Occident qui, sous couvert de progrès et de droits de l’homme, prétend savoir mieux que les autres comment il faudrait vivre et ce qu’est « la grande architecture ».
En France, des collectifs d’architectes appliquent déjà ce concept décolonial issu d’Amérique Latine. Ils vont sur le terrain, construisent eux-mêmes ou avec les habitants, construisent éphémère ou réversible, avec des matériaux qui se réemploieront derrière… C'est une manière de se vivre en tant qu’architecte à l’opposé de ce qui s'enseigne dans les écoles et en agence.
© Stein Halvorsen Arkitekter
Pourquoi parler d'architecture autochtone ?
M. R. : Le biorégionalisme tente de réancrer les gens dans les territoires qu’ils connaissent pour savoir vivre de façon écologique par soi-même. Si on ne sait pas d’où vient l’eau qu’on boit au robinet chaque jour, comment prétendre à une vie écologique ? Toute cette connaissance et cette écologie populaire est évoquée sous le prisme de l’autochtonie. Une architecture autochtone vient du territoire, est vivante, est une forme d’autonomie : des communautés la comprennent, en prennent soin ou la réparent de façon autonome. Les architectes se concentrent sur les mois de conception d’un bâtiment, mais les vies des bâtiments ont un impact sur les corps car ils sont réparés et maintenus par des personnes. Or pour intervenir, il faut avoir une visibilité : si un tuyau fuit mais qu'il est caché derrière cinq couches de placo et d'isolant, on est obligé d'appeler un plombier car on ne comprend rien. Il faut réfléchir à comment faciliter leur vie dans une optique de durabilité, et pas juste se demander si on a la bonne épaisseur d'isolant pour que le chauffage consomme moins. Cette approche ingénieriale, qui ne prend pas en compte l’humain, est aujourd’hui la seule qu’on ait en termes d’écologie en architecture.
Pouvez-vous donner des exemples d’alternatives s’inscrivant dans une démarche de décolonisation et d’architecture autochtone ?
M. R. : La société française étant coloniale de bout en bout, les exemples sont difficiles à trouver, et c’est pour moi le signe qu'il y a urgence à agir. Les ZAD sont inspirantes car ce sont des réalités construites par des gens pendant des années. Elles sont dans l’écologie sociale et résistent à l’impérialisme.
Dans une optique plus directement décoloniale et antiraciste, on pourrait parler de tous les accueils mis en place pour les migrants, le plus connu étant celui de Cédric Herrou. Il y a un vrai enjeu à ce que les architectes se mobilisent sur cette question. Fatima Ouassak (politologue et autrice notamment de Pour une écologie pirate, ndlr) effectue un lien entre la terre et le pouvoir : puisqu’on ne cesse de dire aux populations racisées et immigrées des quartiers populaires qu’elles ne sont pas d’ici, elles sont rejetées, désancrées et n’ont plus de terre. Il ne faut donc pas s'étonner, dit-elle, que celles-ci, sans terre et sans pouvoir, ne s'engagent pas dans l’écologie et la politique locale. Une initiative radicalement décoloniale serait de les accueillir vraiment en leur donnant une terre, et donc un pouvoir. Pour cela, sans pour autant prétendre que tout le monde est architecte, il faut reconnaître leur agentivité et leur donner la possibilité et les outils pour construire et concevoir, ou à minima faire ensemble.
Décoloniser l’architecture, Mathias Rollot, ed. Le Passager Clandestin, 240 pages, 22€