Avec Cher Pinard, la caviste et autrice Sandrine Goeyvaerts signe un manifeste pour une révolution du goût à la fois écologique, sociale, féministe et antiraciste. Entretien.
Journaliste sommelière et caviste en Belgique, Sandrine Goeyvaerts a publié plusieurs livres sur le vin, depuis Jamais en carafe, son tout premier ouvrage, paru en 2016. En mars 2024, son sixième livre publié aux éditions Nouriturfu, Cher Pinard, un goût de révolution dans nos canons, explore la dimension politique du vin à travers l’histoire, la culture et l’écologie. Elle revient pour nous sur les grandes lignes de l'ouvrage.
Le changement climatique redessine la carte des régions viticoles : ainsi, la Bretagne est maintenant décrite comme un « nouvel eldorado » du vin, ce qui aurait été inimaginable il y a quelques décennies… Qu’est-ce que cela change pour les vigneron·nes comme pour les amateur·ices ?
Sandrine Goeyvaerts : On vit exactement le même phénomène en Bretagne qu’en Belgique, où la production de vin (blanc effervescent) s’envole à la faveur de la hausse des températures ! Le changement climatique modifie le goût des vins : par exemple, certains vont être un peu plus riches en alcool. Les maladies, les épisodes de gel plus fréquents poussent certains viticulteurs pionniers à modifier ou relocaliser leur production, en plantant des vignes là où ce n’était pas imaginable il y a quelques décennies.
Mais le climat n’est pas le seul facteur à prendre en compte. Il faut aussi s’assurer que les sols sont adaptés et privilégier des cépages adaptés, tant mieux s’ils sont locaux. C’est beaucoup plus intéressant sur le plan écologique que de tenter de reproduire à tout prix des goûts « universels » comme les Chardonnay ou le Merlot qu’on retrouve partout.
Vous dites aussi que le vin ne devrait pas être le seul produit de la vigne…
S. G. : Les premières boissons alcoolisées étaient le plus souvent mixtes, mêlant baies, fruits, céréales et même lait le cas échéant. Puis, on a progressivement scindé en familles, les bières, les vins, les autres. Mais si on pense local, pourquoi ne pas faire du vin de prune dans le Périgord ou du vin de fraise de Wépion, en Belgique ?
L'ennui c'est qu'en France, depuis 1924, il a été décidé que « nul autre produit que celui qui provient de la fermentation alcoolique du jus de raisin frais ne peut recevoir l’appellation de vin ». L’Europe a ensuite adopté plus ou moins cette définition, en imposant aussi un taux minimum d’alcool. Cette restriction au seul vin est donc extrêmement récent dans l’histoire du vin lui-même.
Le titre de votre livre fait écho à Cher Connard, de Virginie Despentes, et vous défendez des manières de boire plus écolo… D’où viennent ces engagements dans votre vie de sommelière ?
S. G. : J’ai subi pas mal de sexisme ordinaire dans mon métier. Les femmes du vin sont invisibilisées dans les médias comme dans les instances de représentations professionnelles, et elles continuent de faire les frais des inégalités de salaire, de traitement, d'accès aux prêts bancaires… tout un tas de conséquences liées à leur genre, en plus pour nombre d’entre elles des violences sexistes et sexuelles.
Ma sensibilité écologique est venue naturellement : parce que l'état de la planète et la santé de ses habitants me préoccupe, cela ne ferait pas sens pour moi de lutter contre l'oppression des femmes et des travailleurs·euses sans défendre le vivant !
Vous appelez à remettre en question les appellations d’origine contrôlée et les grands crus, que vous considérez comme les « nepo-babies » (expression qui désigne les « filles et fils de ») du vin…
S. G. : Il faut remettre les choses dans leur contexte. Historiquement, les appellations d’origine contrôlée sont une réaction politique pour répondre à la crise économique qui frappait les viticulteurs entre la fin du 19ᵉ et le début du 20ᵉ. Un peu avant la guerre, on crée l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), puis les premières Appellations d'origine contrôlée (AOC), rattachant des terroirs à des cépages, et créant des hiérarchies. Ce faisant, on affirme la supériorité de certains goûts par rapport à d'autres.
Par ailleurs, les AOC et leurs cahiers des charges parfois trop stricts ont marginalisé certains cépages hybrides, fruits d’un croisement entre plusieurs espèces de vignes, ou anciens, dont on redécouvre aujourd’hui les vertus… notamment parce qu’ils sont parfois plus adaptés au climat local et aux vins voulus actuellement.
Plus largement, votre livre est un manifeste en faveur d’une « révolution du goût » écologique, féministe, sociale et antiraciste… C’est quoi le problème avec notre manière de distinguer les bonnes bouteilles ?
S. G. : Le milieu du vin cultive un certain mystère, l’idée qu’il est difficile de l’apprivoiser… La réalité, c’est qu’à l’image des appellations d’origine contrôlées, les codes ont été dictés par une poignée d’hommes, plutôt blancs, plutôt européens. En établissant des classements, en dictant une norme et un bon goût, en utilisant de façon hégémonique seulement deux langues (anglais et français) dans le monde entier, on a peu à peu éloigné l’expression des goûts, des saveurs ou des cépages et de façon de faire différentes, voire, on a oublié certains territoires en route. Il y a une vraie bataille culturelle à mener, pour élargir ce panel et faire que les femmes et les personnes du monde entier soient représentées dans cet univers.
Heureusement, certaines choses commencent à bouger. On le voit avec l’arrivée des sommeliers·es asiatiques ou plus largement non-européens en haut des podiums des concours. Un autre signal intéressant, c’est l’émergence de nouveaux répertoires pour décrire les arômes, comme le guide de dégustation à destination des palais asiatiques rédigé par la critique Jeannie Cho Lee.
Et aux États-Unis, l’association « Anything But Vinifera » défend les vignes hybrides, les raisins indigènes, les vins de riz ou d’autres fruits locaux contre le règne de la sacro-sainte « Vitis vinifera », vigne européenne importée en Amérique par les colons. Ce mouvement est extrêmement intéressant : il répond à la fois aux problèmes d’inclusions, aux changements de goûts et aux défis climatiques. Des vignes plus résilientes, des productions plus locales et variées, pour un renouveau du goût.
Concrètement, en tant qu’amateur·ice de vin, comment on s’y prend pour faire la révolution ?
S. G. : En tant que consommateurs·trices, notre plus grand pouvoir, c’est de s’ouvrir à la diversité : on peut goûter à des vins d’autres cépages, travaillés de façon différente, sans chercher l'AOC à tout prix. On peut décider de privilégier des productions de femmes, ou de personnes racisées pour encourager à une diversité dans la production. On peut aussi se renseigner sur les conditions de production, sur le plan écologique et social : je ne peux pas estimer qu'un vin est bon si, derrière, il y a des gens exploités ou des paysages viticoles massacrés.
On peut enfin remettre en question l’idée qu’il faut être alcoolisé pour s’amuser, pas très inclusive, puisque de nombreuses personnes n’aiment ou ne peuvent pas boire, pour plein de raisons. On peut arrêter l’alcool, ou en boire moins, auquel cas il y a un tout un champ de boissons fermentées non alcoolisées à explorer.
Pourquoi est-ce important d’assumer ses goûts en se détachant de la pression sociale ?
S. G. : Un point auquel je tiens beaucoup, c’est de boire pour le plaisir. Sans se laisser dicter sa volonté par les autres, sans faire semblant de préférer des vins parce qu’ils coûtent plus cher ou qu’ils sont mieux cotés. Avant d’écrire Cher Pinard, j’ai envoyé un questionnaire à environ 1 200 personnes – des professionnels comme des amateurs – pour en savoir plus sur leur préférence. Le rosé est arrivé dernier chez les amateurs et n’a même pas été cité par les pros, alors que c’est le vin le plus vendu au monde…
La conclusion que j’en tire, c’est qu’il y a un gros décalage entre ce qu’on aime boire et ce qui est valorisé socialement. On perd trop de temps à ne pas oser s’avouer ce qu’on aime vraiment, tandis qu'on peut, et même qu’on doit faire confiance à notre goût !
Cher Pinard : Un goût de révolution dans nos canons, Sandrine Goeyvaerts, Éditions Nouriturfu, 168 pages, 15€