C’est le grand film français de cette rentrée : Le Règne animal de Thomas Cailley, déjoue les codes du fantastique et offre une fable universelle puissante sur notre rapport à la nature et à la différence. À voir et même revoir.
Dans un monde bis légèrement divergent, les humains sont en proie à une mutation étrange qui les transforme lentement en des créatures animales et divise la France entre les pro-cohabitation et ceux qui parquent « les bestioles » dans des prisons… quand ils ne sortent pas la carabine. Judicieusement, le film s’attarde peu sur l’origine de cette calamité, pour lui préférer trois directions fort bien menées : la relation père-fils, brillamment incarnée par Romain Duris et le prometteur Paul Kircher, tous les deux bouleversés par la métamorphose de leur femme-mère ; la force de l’émancipation, quel que soit son âge ; et surtout les comportements humains face à l’altérité, ici, les mutants.
Un scénario et des dialogues au cordeau
Pour les amateur·ices de dystopies tendance écolo, le synopsis est déjà assez vendeur, la qualité du scénario devrait convaincre les autres. Voici un long-métrage où le script éclaire toute l'œuvre. C’est d’ailleurs lors d’un jury de la prestigieuse école de cinéma La Fémis que le réalisateur Thomas Cailley - auréolé de trois césars dont celui du Meilleur premier film 2015 pour Les Combattants, découvre un scénario de Pauline Munier traitant d’un sujet similaire. Ensemble, ils décident d'écrire ce qui deviendra Le Règne animal. À l’écran, on ne trouve rien à redire sur la photo et le montage, mais pas beaucoup à en dire non plus. Du travail bien fait, classique. Tout se joue dans la force du scénario dont l’intrigue s’étoffe crescendo, portée par des dialogues percutants. Ce film est l’un des rares - actuellement, car fut un temps c’était un métier à qui Michel Audiard et Jacques Prévert ont donné ses lettres de noblesse - à avoir investi un poste de “dialoguiste”, occupé par la même Pauline Munier.
Dans la salle, cela s’entend. On rit souvent face à des répliques qui font mouche (les reproduire à l’écrit, sans le jeu des acteurs, leur porterait préjudice). Parmi nos préférées, celles de la scène du supermarché. Des créatures font irruption alors qu’une flic jouée par Adèle Exarchopoulos - au sommet de son magnétisme - remplit son caddie de chipolatas pour accueillir l’armée en passe de lui piquer son boulot. Pas loin d’un François qui lui fait le plein d’armes de pacotilles, et quand les deux se rencontrent, c'est explosif. On décèle également avec plaisir des hommages au Péril Jeune, de Cédric Klapisch, premier film de Romain Duris et à son énoncé culte « L'homme descend du singe, Tomasi est un homme, Tomasi ne descend pas du panier de basket ». Sans doute pas un hasard, puisque Thomas Cailley raconte avoir découvert le cinéma français avec ce long-métrage. Dans Le Règne animal, François adule le même genre de citations et d’aphorismes, comme pour se rassurer quand tout fout le camp.
La nature reprend ses droits sur l’humanité
Le résultat est un film qui monte constamment en puissance pour servir son sujet : la nature reprend ses droits sur l’humanité. Petit à petit, les personnages se transforment en animaux - libre à chacun d’interpréter la métaphore - et c’est entre les arbres qu’ils se cachent. À l’image, on a l’impression d’entrer dans une forêt primaire totalement intacte. Le tournage a pourtant eu lieu en France, côté Gascogne, sur des territoires sauvages que Thomas Cailley a mis plusieurs mois à repérer, entre la Gironde, les Landes et le Lot-et-Garonne. Dans le film, cette forêt est à la fois le lieu des interdits et des possibles. L’armée a condamné son accès au public et organise des battues pour capturer les créatures. François, lui, cherche sa “femme animale” avec son fils. Julia, elle, les aide en espérant sauver un peu d’”humanité” au sens noble, dans une France qui n’en a plus trop. Le lieu oscille ainsi sans cesse entre source de peur et d’espoir, nourrissant le mythe de la forêt originelle.
Comble de l’ironie vu le sujet, à l’été 2022, la réalisation doit s'interrompre pour échapper aux gigantesques incendies - reconnus depuis comme liés au changement climatique - alors qu’il reste cinq semaines de travail… intégralement en forêt. Après deux mois, l’équipe finira par trouver un décor de substitution près de Biscarrosse, entouré des milliers d’hectares consumés par le feu. Cet achoppement avec la réalité est d’ailleurs très présent chez Thomas Cailley. Si la crise climatique n’est jamais explicitement liée aux mutations, les références écolo-politiques traversent le film. « C’est pas normal ce silence [dans la forêt] », s’inquiète François, « C’est à cause de la monoculture de résineux [qui a tué les insectes] », répond Julia. Inutile d’en dire plus, on comprend où se situent ces personnages, soucieux de leur environnement et menant une vie plutôt simple, pourtant les premiers touchés par la “mutation”. D’aucuns remarqueront un parallèle troublant avec la situation contemporaine…
La naissance d’un nouveau récit
Comment ne pas voir non plus la métaphore du mythe d’Icare à travers le personnage de “l'homme-oiseau”, Fix - portée par de merveilleux effets spéciaux anti 3D standardisée ? Icare, chez les Grecs, se brûle les ailes en volant trop près du soleil, puni par son excès de désir. Chez Cailley, l’homme est châtié du fait de son péché d’hubris envers la Terre, relégué dans la peau de ceux qu’il détruit : les animaux. Le loup a également un rôle phare assez symbolique dans le film. Aux côtés de Hobbes, on pense à la louve fondatrice de Rome, à ses liens avec la mort et l’idée de renaissance.
En somme, Thomas Cailley réussit quelque chose de rare pour parler du sujet - presque déjà - éculé de notre monde en péril : il crée un nouveau récit. « Je crois qu’il est vital d’inventer de nouveaux récits qui explorent nos interactions avec le reste du vivant. Non par le prisme de l’effondrement inévitable, ou d’un énième récit post-apocalyptique, mais en donnant à voir un élan vital, violent et créateur. Une nouvelle frontière. », explique t-il dans le dossier presse du film. « L’idée de la mutation homme-animal permet d’aborder cette question avec un angle physique, concret, dans le corps des personnages ». On pense également à d’autres choses, la métaphore du passage à l’âge adulte, des pulsions adolescentes, celle de la société face au handicap ou avec ceux qu’elle appelle “les migrants”, victimes parmi les victimes du changement climatique. Ce qui est doux avec Thomas Cailley, c’est que rien n’est imposé et chacun se fera son cinéma. N’est-ce pas l’élégance des grands films que de laisser les spectateurs les terminer ?