Avec la cheffe Mangeuse d'herbe, réconcilier écoféminisme, écologie décoloniale et véganisme

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màj en décembre 2024

De l’Île-de-France à la Guadeloupe, la militante « Mangeuse d’Herbe » aka Charlotte Polifonte, a réussi à réconcilier les luttes féministes, antiracistes et environnementales à travers… la gastronomie. Profondément influencée par la culture antillaise dans laquelle elle a grandi, Charlotte Polifonte propose sur son compte Instagram, où elle est suivie par 47 000 abonnés, des recettes végétaliennes, entre modernité et traditions. Aujourd’hui, elle s’intéresse de près au rapport entre l’alimentation carnée et la colonisation. Rencontre avec une activiste qui explore brillamment les liens entre cuisine, identité et militantisme.

Votre parcours est marqué par un attachement profond à la culture antillaise et, en même temps, un engagement fort pour le véganisme. Comment conciliez-vous ces deux dimensions qui semblent, au premier abord, contradictoires ?

Charlotte Polifonte : J'ai grandi en Île-de-France, dans une famille où la culture antillaise était omniprésente. C’est pour ça que la cuisine antillaise est devenue ma madeleine de Proust. J’ai le souvenir d’avoir cuisiné avec mes tantes, et m’être souvent réveillée à 7h du matin avec partout l’odeur de nourriture car les plats mijotaient à l’avance. C’est une culture très carnée, marquée par l'héritage de la colonisation mais aussi par l’influence des communautés déportées. La cuisine antillaise repose énormément sur les épices et le végétal pour ses saveurs. Ce n’est pas comme un bœuf bourguignon où la viande est au centre du plat. Aux Antilles, tout est cuit, mariné, épicé. L’animal perd son goût naturel, il est transformé grâce aux accompagnements. Lorsque je suis devenue végétalienne, après le décès de ma mère, je me suis rendu compte que les plats que j'aimais tant pouvaient être réinterprétés sans viande, tout en préservant la saveur et l’âme de la cuisine antillaise. J'ai ainsi commencé à végétaliser des classiques comme les accras de morue ou le jambon de Noël. Avec des résultats bluffants pour ceux qui goûtent !

Legendary Accras © mangeuse_dherbe

Vous faites souvent le lien entre alimentation carnée et histoire coloniale. Quel impact cela a-t-il eu sur votre vision de l’antispécisme ?

C.P. : Quand on regarde l’histoire, on se rend compte que les peuples colonisés ont souvent été déshumanisés, réduits à des « sous-humains » ou même animalisés. On a l’habitude de se faire rappeler à l’imaginaire du cannibale, de la cruauté, de la monstruosité. C’est comme ça qu’a été justifié l’exploitation des humains. Exploiter les animaux, c’est continuer d’appliquer ce même système de domination qui dit que certains êtres – humains ou non-humains – sont inférieurs. En tant que femme noire, j’ai grandi en sachant que notre humanité a souvent été remise en question. Refuser de participer à l’exploitation des animaux, pour moi, c’est aussi refuser ce système global qui opprime les plus vulnérables. Ce n’est pas seulement une question de « ne pas faire souffrir les animaux », c’est une démarche globale de justice, une manière de guérir de ces blessures historiques. C’est pour ça que je préfère parler d’un antispécisme décolonial. Parce que quand on parle de respect des animaux dans des communautés qui elles-mêmes ont été déshumanisées, on ne peut pas aborder la question de la même manière. Il faut une approche adaptée, qui prenne en compte nos histoires, nos blessures, et notre rapport à l’oppression. C’est pour ça que dans l’antispécisme que je défends, je pose l’animal au rang d’humain, d’individu. Il n’est pas inférieur ou domestiqué.

Jack Panther’s © mangeuse_dherbe

La figure du chien cristallise notamment les rapports ambivalents entre les communautés qui ont subi la colonisation et l’animal…

C.P : Oui. La représentation du chien dans les récits coloniaux est très particulière. Cet animal a souvent été utilisé comme une arme de soumission, un outil de domination contre les populations noires. On le voit bien dans Ni chaînes ni maîtres, un très bon film, où les chiens sont utilisés pour chasser et terroriser. Dans ces récits, ils ne sont pas les amis fidèles tel qu’on les imagine en Occident, mais un symbole de répression. D’ailleurs, dans ma famille, il existe toujours une méfiance profonde envers les chiens, liée à ces traumatismes historiques. Aux Antilles, on attache les chiens et ils vivent souvent à l’extérieur des maisons. Ce n’est pas anodin, ces animaux réveillent des blessures qui me remuent encore. J’ai recueilli un chien errant, et j’ai ressenti cette ambivalence : d’un côté, l’attachement à l’animal, de l’autre, ce rapport complexe, presque triggering, à cause de cette histoire coloniale où le chien était un ennemi. Et ça n’était pas il y a des générations, puisque ma propre grand-mère, décédée à 104 ans, a connu ce système esclavagiste, et a été éduquée avec la peur du chien… Il n’y a pas eu de réparation psychique ou financière des dommages causés par la colonisation.

« Je veux casser l’idée que devenir végétalien, c’est renoncer à son identité culturelle. »

Vous avez choisi d’exprimer vos convictions et vos combats via la gastronomie, pourquoi ce choix ?

C.P : La cuisine est quelque chose de profondément ancré dans les traditions, dans les souvenirs, et c’est aussi un langage universel. On touche les gens par le ventre avant de les toucher par les idées, c’est pour cela que j’ai choisi cet axe. En montrant que l’on peut végétaliser des plats traditionnels sans rien perdre du plaisir gustatif, je rends le véganisme plus accessible, moins radical dans les esprits. Je veux casser l’idée que devenir végétalien, c’est renoncer à son identité culturelle. Au contraire, c’est une manière de réinventer cette identité, de l’adapter à des valeurs plus justes. C’est comme ça que j’imagine la gastronomie de demain. La nourriture est aussi un outil politique, elle raconte l’histoire de la colonisation, de l’exploitation, et en la transformant, je montre qu’on peut aussi transformer notre rapport au monde. En végétalisant notre alimentation on se réapproprie les savoirs ancestraux, comme ceux des peuples autochtones qui étaient beaucoup plus à l’écoute de la nature.


Le mouvement végan ou végétalien est souvent décrit comme élitiste. Est-ce que vous avez rencontré des résistances particulières en transformant les recettes traditionnelles antillaises ? Et réfléchi à comment rendre ce mode de vie plus accessible ?

C.P : Beaucoup de cuisines traditionnelles sont naturellement riches en plats végétaliens, comme les cuisines africaines, asiatiques ou antillaises. Mon objectif est de montrer que le végétalisme peut être accessible à tous·tes, y compris et même dans des contextes de précarité. Le végétal est abordable, il permet même de valoriser les aliments locaux. Aux Antilles, par exemple, on peut manger de la patate douce, de la cardamome, du manioc, ou des pois d’Angole. Le problème, c’est qu’on a souvent une vision très européanisée du véganisme, alors qu’en réalité, c’est une manière de revenir à une alimentation plus simple, plus proche de la terre, et souvent plus respectueuse de nos traditions. Mais oui, il y a eu des résistances, et il y en a toujours. Mais ce n’est pas là où on pourrait s’y attendre. Dans les Antilles, il y a toujours eu des traditions végétariennes avec les rastafaris ou les adventistes ! C’est plus dur chez les personnes blanches, qui prennent parfois cela comme une critique directe de leur mode de vie, une remise en cause de leur identité profonde ou de leur bien-pensance. Comme si on s’attaquait à leurs privilèges. Mais je suis sûre que les mentalités peuvent évoluer, c’est simplement une question d’adaptation.

Patates douces rôties et chimichuri © mangeuse_dherbe

 « L'écologie, c'est une question de survie dans les anciennes colonies, c’est profondément politique. »


Vous vivez désormais en Guadeloupe. Quelles sont les conditions de vie là-bas et comment cela influence-t-il votre militantisme ?

C.P : Vivre en Guadeloupe, c’est être confronté à une réalité très différente de celle de l’Hexagone. Ces derniers temps, on a des coupures d’électricité suite à une grève EDF, qui durent parfois six ou sept heures. Imaginez ça dans une chaleur de 30 degrés, sans ventilateur, sans frigo. Ce n’est pas une simple « grève des transports », c’est vital. L’autonomie énergétique est un enjeu majeur, mais rien n’est fait pour que ça évolue. Et puis, il y a cette double injustice : on vit sur une terre fertile, mais on cultive en pot ou on importe de la terre car la nôtre est polluée par des décennies d’utilisation du chlordécone, un polluant très persistant qui va rester présent dans les sols et les eaux durant des siècles. Ce pesticide, utilisé dans les bananeraies, a empoisonné les terres et les eaux, ce qui fait qu’on a le plus haut taux de cancer de la prostate du monde. Chez les femmes, on ne sait pas, il n’y a eu aucune recherche. Ce produit a été interdit en France, mais a continué d’être utilisé aux Antilles, parce que, vous comprenez, c’est la colonie, c’est « moins grave ». On est empoisonnés dans notre propre maison, et c’est un scandale sanitaire qui a eu un non-lieu. L'écologie, c'est une question de survie dans les anciennes colonies, c’est profondément politique.

Ensuite, il y a cette question du rapport à la terre qui est primordial : la plupart des grandes exploitations appartiennent encore à des descendants de colons, des békés, ces familles blanches qui possèdent une grande partie des richesses. Ils détiennent les terres, ils contrôlent l’économie, alors que la majorité de la population est noire et subit toujours les conséquences de la colonisation. C’est un héritage colonial encore très présent, et ça se ressent dans tout. C’est pour ça que l’écologie décoloniale est si importante ici. On ne peut pas juste parler de « sauver la planète » sans comprendre que cette planète est aux mains de quelques-uns, et que la population locale en est exclue. Vivre ici, c’est être dans une lutte quotidienne pour l’accès aux ressources, pour la justice, et pour la reconnaissance de nos traumatismes.

Pour suivre les actualités de Charlotte, rendez-vous sur son compte Instagram et sa chaîne Youtube.

Romane Mugnier
Journaliste indépendante, enquêtrice et réalisatrice de podcasts, son cœur balance entre Paris et la Haute-Savoie. Ses sujets de prédilection : la science, la tech, l’environnement et… la cocaïne dans les stations de ski (enquête sur heidi.news).
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