Tout comprendre à l’écoféminisme (2/3) : l’art et les émotions en lutte

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màj en mars 2024

Second épisode d'une série de trois articles pour apprendre à mieux connaître le mouvement écoféministe, son histoire, sa littérature, et plus généralement son rapport à l'art. Dans ce deuxième article, place aux émotions, notamment en politique, et focus sur les incarnations artistiques du mouvement. 

Ces derniers mois, nombreux sont les discours politiques, les événements ou encore les œuvres culturelles qui se sont revendiqués de l’écoféminisme, un mouvement pacifique, émotionnel et artistique qui vise à mener de front les combats féministes, écologiques et sociaux. Pour y voir plus clair sur ce que signifie vraiment être écoféministe, et comprendre le courant dans ses dimensions plurielles, carbo vous a préparé une série de trois articles sur le sujet. Après un premier épisode sur la genèse et les raisons d'être du mouvement, on s'intéresse à la place centrale donnée à l'art et aux émotions au sein de la pensée écoféministe.

Une histoire de happenings artistiques

Dans les années 1970 et 1980, l’écoféminisme bat son plein en même temps que de nombreux mouvements pacifistes et antinucléaires. En 1980, 2 000 femmes de la Women’s Pentagon Action manifestent autour du Pentagone, siège de l’armée des États-Unis, pays plongé alors dans une course effrénée à l’armement menée par son président Reagan. Elles se battent par « peur pour la vie de cette planète, notre Terre, et pour la vie des enfants qui sont le futur de l’humanité », une action de désobéissance civile qui se déroule dans la joie militante et où la danse joue un rôle fondamental. 

Les marionnettes rouges, blanches et jaunes d'Amy Trompetter se sont rangées devant le Pentagone avec une banderole qui dit "Femmes contre le Pentagone" devant le Pentagone lors de l'action féminine du Pentagone.
Les marionnettes rouges, blanches et jaunes d'Amy Trompetter se sont rangées devant le Pentagone avec une banderole qui dit "Femmes contre le Pentagone" devant le Pentagone lors de l'action féminine du Pentagone.© Henri, Diana Mara

Le mouvement écoféministe s’incarne dès lors sur le terrain de manière artistique. Les femmes encerclent le Pentagone en dansant, armées d’un ruban de vie. L’une des femmes présentes ce jour-là, Ynestra King, résume très bien la dimension culturelle du mouvement : « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution ». Au Kenya, c’est le Green Belt Movement qui voit le jour, un groupe de femmes qui, sur près d’une vingtaine d’années, replantera plus de 50 millions d’arbres pour « régénérer la planète ». Il faut aussi parler du mouvement Chipko, qui prend place dans les régions himalayennes de l’Inde, un combat pacifiste et collectif de près de 40 années contre la déforestation, porté par les femmes de Chipko Andolan qui défendent « la valeur de la forêt ». Les villageoises enlacent les arbres pour empêcher les coupes qui accélèrent l’érosion des sols et multiplient les inondations. Vandana Shiva est une des figures emblématiques de ce mouvement, devenue par la suite une des incarnations fortes de l’écoféminisme de terrain, défendant l’agriculture biologique contre les OGM, la loi de la Terre et la désobéissance créatrice. La militante et chercheuse a publié plusieurs best-sellers, comme Staying Alive, et c’est d’ailleurs par le biais des autrices indiennes que l’écoféminisme revient en Europe dans les années 90. 

Vandana Shiva prenant la parole au Global Citizen Festival de Hambourg
Vandana Shiva prenant la parole au Global Citizen Festival de Hambourg (Wikimedia Commons)

Écoféminisme & émotions

Aujourd’hui, alors que l’on retrouve un peu la même conjoncture qu’au moment de sa première apparition, l’écoféminisme séduit de plus en plus la jeune génération qui a connu le mouvement #Metoo et est aujourd’hui témoin direct des conséquences de plus en plus visibles de la catastrophe climatique en cours. Si la catastrophe écologique pouvait encore paraître lointaine dans les années 1990, nous nous rapprochons aujourd’hui de plus en plus du futur décrit en 1970 dans le rapport Meadows, et l’écoféminisme prend à nouveau tout son sens face au déni global des enjeux écologiques et féministes par le gouvernement en place. 

L’écoféminisme actuel est aussi plus intersectionnel, en prenant en compte plus frontalement la question coloniale. Il existe en France un vrai élan pour ce mouvement qu’on ne retrouve pas dans les autres pays européens. Sandrine Rousseau, finaliste défaite de la primaire écologiste pour la présidentielle de 2022, députée Europe Ecologie-Les-Verts a été la première incarnation politique de l’écoféminisme en France. Elle a notamment porté ses idées écoféministes lors de la campagne pour la présidentielle de 2022 avec un programme fermement anti-capitaliste. Elle explique son cheminement dans une interview pour Politis : « Longtemps, j’ai été féministe et écologiste, mais je menais ces deux combats de manière séparée, sans faire la jonction. Or ce qui les réunit est pourtant fondamental : c’est le refus de la prédation. La prédation dans notre rapport à l’autre en tant qu’humain, et tout particulièrement aux femmes ou aux personnes racisées – et, de manière plus générale, aux personnes vulnérables. Mais aussi la prédation à l’égard de la terre, de la nature, des ressources. » Avant cette incarnation concrète, l’écoféminisme était plutôt une pensée politique anarchiste pour Jeanne Burgart Goutal. Cette concordance des luttes est visible dans les manifestations en cours contre la réforme des retraites où s’incarne dans la rue un ras-le-bol global d’une politique capitaliste et patriarcale toujours plus injuste pour les personnes précaires et toujours plus destructrice pour notre environnement. Les slogans et les pancartes brandies évoquent autant la réforme des retraites que l’inaction du gouvernement face aux féminicides ou l’absurdité des méga bassines.

Sandrine Rousseau évoque dans plusieurs interviews ce triptyque d’actions au fondement de notre société « prendre, utiliser, jeter », qui s’applique selon elle à la nature comme au corps des femmes et des personnes précaires. C’est ce triptyque qu'il faut à ses yeux renverser à tout prix et remplacer par l’usage de nos émotions. C’est ce à quoi elle appelle dans son essai écrit avec Sandrine Roudaut et Adélaïde Bon, Par-delà l’androcène, dans lequel elle invite à se mettre à l’écoute du vivant qui se meurt, des glaciers qui fondent, à ressentir en écoutant les signaux de notre corps, nos boules dans la gorge et à nous reconnecter à notre sensibilité qui nous rend plus lucides et sages. Elle écrit : « Notre sensibilité nous raisonne. Elle nous permet d’éprouver notre humanité. » C’est aussi cette écoanxiété, ressentie par 70% des 16-25 ans, cette peur de l’avenir, qui pousse à l’engagement et à l’action pour sauver notre écosystème pour les générations futures. 

« Les valeurs du féminin, si longtemps bafouées puisqu’attribuées au sexe inférieur, demeurent les dernières chances de survivance de l’homme lui même », annonçait déjà Françoise d’Eaubonne. C’est l’idée, largement reprise aujourd’hui par les mouvements féministes, de renverser le système politique en gouvernant par la coopération, la co-construction et les émotions et valeurs dites féminines. C’est ce que défend Lauren Bastide dans son essai Futur·es, au cœur d'un chapitre intitulé Toutes les vies seront bonnes. « En se tournant, en tant qu’êtres culturels, vers les valeurs prétendument associées au féminin, on trouve les clefs d’une préservation de la planète », défend la journaliste. Elle parle des valeurs féminines comme la compassion ou l’attention à l’autre, rejetées historiquement et sociologiquement aux femmes et à remettre sur le devant de la scène pour tous·tes. Et elle écrit : « Il y a au cœur de l’écoféminisme la volonté profonde de repenser ce qui fait loi, ce qui est considéré comme logique. (...) Il y a ce souhait de casser les murs qui séparent l’art de la science et le poème de la statistique. Il y a une piste pour le futur ». 

Peur, colère et non-violence

Pour la chercheuse Myriam Bahaffou, autrice de l’essai Des paillettes sur le compost, être écoféministe c’est aussi accepter de se laisser remplir par la peur, la colère. Cultiver une hypersensibilité au monde et se laisser toucher. Elle ajoute que ces émotions ne sont pas individuelles : elles sont des « portes d’entrées politiques » qui créent du lien. L’écoféminisme défend les actions non violentes, artistiques, collectives, une politique de la joie, du faire ensemble et de la vulnérabilité. On gouverne ensemble, avec, et non par domination d’une population sur une autre. « Les écoféministes font de la politique autrement. Quand les Sud-Américaines se battent contre Monsanto, elles parlent de plantes, d’animaux, mais aussi d’esprits, d’ancêtres. Elles créent une autre grammaire écologique », poursuit Myriam Bahaffou. Pour Françoise d’Erm, « les écoféministes appellent surtout à dépasser les stéréotypes féminin / masculin afin que chacun·e homme ou femme puisse exprimer sa sensibilité, sa vulnérabilité ou ses émotions, même dans l’action politique ». De l’expression des émotions, on glisse vers le besoin d’expression artistique et culturelle. L’écoféminisme imagine un futur dans lequel l’artistique et l’émotionnel dépassent le purement rationnel et scientifique. 

Princesse Mononoké : héroïne écoféministe 

Pour les grands fans de pop culture que nous sommes chez carbo, impossible de conclure cet artiste sur l’écoféminisme et sa dimension culturelle sans mentionner l’une de ses plus fracassantes incarnations : Princesse Mononoké. Princesse Mononoké, l’héroïne du film éponyme de Hayao Miyazaki, femme prête à tout pour protéger sa forêt et son écosystème, elle qui a été élevée par une déesse louve. Elle lutte et résiste sans compromis face aux humains dont la seule préoccupation est d’étendre leur territoire aux détriments de la nature.

Princesse Mononoké © Studios Ghibli

Le film, sorti en 1997 et qui a fêté l’année dernière ses 25 ans, était déjà à son époque précurseur, et même si il a connu un vif succès commercial à sa sortie, il résonne encore plus fort quand on le revoit aujourd’hui, alors que près de 70% des animaux vertébrés sauvages ont disparu sur les cinquante dernières années et que six des neufs limites planétaires ont déjà été dépassées. Celleux qui ont admiré ce film enfants manifestent aujourd’hui à Sainte-Soline ou contre le projet EACOP, ils reprennent le flambeau et continuent à tisser ce lien puissant au cœur de l’écoféminisme entre actions de terrain et incarnations culturelles.

Suite de la série la semaine prochaine avec l'épisode 3 : Tout comprendre à l’écoféminisme (3/3) : littérature, utopies et sorcières. Pour relire l'épisode 1, rendez-vous ici.

Juliette Mantelet
Juliette est journaliste et co-rédactrice en chef. Ce qui l'enthousiasme par-dessus tout, c'est d'explorer le monde qui change et les futurs possibles avec optimisme par le biais de la littérature et de la pop culture.
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