Myriam Bahaffou : « La tradition littéraire des écoféminismes est fondamentalement polyphonique »

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màj en août 2024

Depuis quelques années, les écoféminismes sont revenus sur le devant des luttes féministes françaises. Faisant le lien entre les oppressions capitalistes, patriarcales et coloniales, ce courant protéiforme (dont on vous parlait dans cette série d'articles) fait la part belle à l’hybride, notamment en utilisant des médiums variés pour élaborer, pratiquer et diffuser leurs idées. L’une des plus belles illustrations de cette pluralité est l’ouvrage Des Paillettes sur le compost. Écoféminismes au quotidien, qui mélange essais, récits et poésie. Sorti en 2022 aux éditions du Passager Clandestin, il est rédigé par la philosophe et autrice Myriam Bahaffou, qui a également invité des artistes pour apporter des formats variés. Entretien.

Votre livre mêle différentes formes narratives, et convoque des points de vue d'artistes. En quoi est-ce une démarche écoféministe ? 

Myriam Bahaffou : La tradition littéraire des écoféminismes est fondamentalement polyphonique : l’écriture à deux, ou à plus, permet de fragmenter et redessiner la façon dont on s’attribue une œuvre ou une pensée. Il y a la reconnaissance de la dimension collective de toute idée, qui n’est jamais issue d’un seul cerveau ou d’un seul esprit. L’écriture écoféministe est à cheval entre plusieurs genres littéraires, et c’est ce que j’ai essayé de faire en mélangeant des parties autobiographiques, d’autres quasi académiques, et enfin en invitant d’autres personnes à s’y exprimer. C’était important pour moi que des artistes puissent y trouver un espace d'expression, car la dimension artistique du mouvement est souvent éludée par une approche théorique qui occulte la créativité et la multiplicité écoféministe. 

Le rejet des binarités (comme l’opposition entre le créatif et l'académique) semble plus ancré dans l'écoféminisme que dans d’autres branches du féminisme...

M. B. : Cela dépend vraiment de quelles branches on parle. Toutes les branches du féminisme un peu marginales ont une histoire là-dessus : l’afroféminisme, le transféminisme … Toutes ont joué avec des formes expérimentales d’expression mais aussi avec des formes révolutionnaires de pensée, dans lesquelles la binarité n’est pas nécessairement effacée mais explorée et déconstruite.

Pour l’écoféminisme, sa spécificité est son ouverture vers l’autre-qu’humain : sa dimension non anthropocentrique en fait, à mes yeux, un féminisme enraciné dans une dimension à la fois plus large et plus spécifique. Par conséquent, les écoféminismes s’attaquent à tout un autre ensemble de binarités, comme celui d’animal/humain, nature/culture, sauvage/civilisé, qui n’étaient pas vraiment à l’agenda du féminisme plus « mainstream ».

Des paillettes sur le compost, Myriam Bahaffou, aux éditions Le passager clandestin

Et qu'est-ce que ce refus des binarités apporte, concrètement ?

M. B. : Refuser les binarités, c'est élargir l’horizon mais aussi des outils de lutte ; par exemple, la spiritualité n’est plus à-côté du militantisme mais une part extrêmement importante de ce dernier. De la même manière, le corps devient le siège et l’espace privilégié de l’expression du féminisme, en embrassant une condition interdépendante, animale, connectée au reste du vivant, et en rejetant une bonne fois pour toutes la suprématie de l’espèce humaine.

Je ne crois pas que les écoféminismes aient mieux parlé de ces binarités que d’autres franges du féminisme (je pense en particulier au féminisme autochtone ici), mais je sais qu’elles ont mieux résonné en Europe, notamment récemment.

Y a-t-il des créations artistiques (livres, spectacles, films…) que vous recommanderiez à des personnes voulant découvrir les écoféminismes ? 

M. B. : Je ne peux que recommander le travail de celleux qui interviennent dans le livre, et celui de Lei Barkaoui plus spécifiquement. Mais les travaux de Léa Rivière également, ou Emma Bigé, sont tout aussi puissants. Pour ce qui est des livres, celui d’Isis Labeau Caberia (La prophétie des sœurs-serpents) est celui que je recommanderais. Enfin, je trouve que les films sur l’écosexualité, à la fois Water makes us wet de Beth Stephens et Annie Sprinkle, mais aussi le documentaire d’Isabelle Carlier en France Ecosex : a User’s manual, sont des portes d’entrées joyeuses et artistiques dans les écoféminismes. 

Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez en ce moment ? Comprennent-ils eux aussi une dimension créative

M. B. : Je travaille sur un second livre, qui paraîtra aux éditions du Passager Clandestin bientôt. Il sera, dans sa forme, beaucoup moins personnel, parce que les sujets que j’y travaille méritent un cadre plus strict de développement de la pensée. À côté de ça, je travaille sur une préface à un livre sur les écoféministes véganes qui paraîtra chez Cambourakis à la rentrée prochaine.

Je dirais que les Paillettes sont probablement mon œuvre la plus créative, étant donné que je reste avant tout une universitaire. Je reconnais la force, la puissance et la nécessité d’inviter l’art pour dire et exprimer un point de vue sur le monde qui nous est essentiel quand on parle de magie, d’invisible, ou de révolution. Mais je sais aussi que ce n’est pas ma place ; mon rôle est toujours le même, celui de faire des ponts, d’inviter des gens dans des espaces au sein desquels iels ne sont normalement pas vraiment invité.es, et transposer moi-même mes écrits universitaires et théoriques dans des espaces artistiques. Je pense que l’on manque vraiment de ces espaces hybrides et que nous avons besoin de ces rencontres encore trop rares. 

Claire Roussel
Claire est une journaliste indépendante spécialisée dans la mode durable et les questions féministes. Elle a collaboré avec des médias comme Tapage, Gaze, NYLON et Marie Claire et produit le podcast Couture Apparente.
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