S’appuyant sur l’expérience d’un parcours d’œuvres déployé par le Pays Portes de Gascogne (Gers), dans le cadre des « itinéraires artistiques », l’ouvrage Paysages sensibles pousse à réfléchir sur les nouveaux imaginaires des territoires ruraux, où le paysage est vecteur d’identité.
Un parcours « Art et Environnement »
Publié toute fin 2023 sous la direction de Camille Prunet, maîtresse de conférences en théorie de l’art à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, Paysages sensibles est un ouvrage collectif qui prolonge des échanges amorcés lors de la création du parcours « art et environnement » dans le Gers. À partir de 2011, et à l’initiative d’habitants engagés dans le conseil de développement et porté par le Pays Portes de Gascogne, cet itinéraire artistique est adressé aussi bien aux habitants qu’aux plus curieux qui explorent un territoire. Avec succès puisque les créations in situ ont toutes su mobiliser les habitants.
Suite à cette initiative, Camille Prunet a donné la parole aux artistes et acteurs du territoire pour qu'ils racontent comment leurs sensibilités et engagements envers les enjeux écologiques ont pris la forme, durant un temps d’immersion, d'œuvres incitant à entrer en relation avec les vivants, et d'invitations à appréhender l’environnement dans toutes ses strates de perception. Pour elle, il était nécessaire de permettre aux artistes de montrer une partie de leur travail, moins lisible autrement. L'ouvrage est donc envisagé comme une prise de recul et une tentative de faire naître une pensée collective par la mise en partage de relations au paysage. « J’ai demandé à chaque artiste s’il avait des envies, des projets de rencontre car tout était déjà en germe » nous a-t-elle confié.
Autant de visions du paysage que d'artistes
Dans Paysages sensibles, au fil de la lecture des entretiens, on perçoit bien à quel point la notion de « paysage » porte en elle des interactions entre des enjeux écologiques, éthiques, esthétiques et sociaux. Interrogée dans l'ouvrage, la philosophe Joëlle Zask rappelle ainsi que le paysage « est une réalité plurielle et changeante qui résulte d’une multitude d’activités de la part des êtres qui y vivent et en vivent ». Et d'ajouter que « écologiser nos modes de vie, les rendre à la fois viables, durables et transmissibles, revient alors à recréer un paysage là où il a été anéanti ». Plus loin, l'artiste Olivier Nattes, qui rappelle son intérêt pour la permaculture, affirme vouloir « agrader » plutôt que « dégrader ». Son installation La nourrice s’apparente un jardin forêt comestible, un refuge, un espace de rencontres, de partages et d’accueil du vivant, là où de nouveaux comportements pourraient advenir. Au sujet de La nourrice, le docteur en sciences et paysagiste Nicolas Gilsoul évoque tendrement la biodiversité qu’il rencontre au jardin, et invite à regarder de près les petits êtres qui habitent un milieu, et à les considérer comme autant d'individus participant d’une biodiversité à préserver.
Ailleurs, la discussion entre le duo d'artistes Nathalie Breuvet_Hughes Rochette et l'historien de l'art Pascal Pique porte sur la relation à l’eau, sur ses imaginaires, son histoire et sa présence, visible et invisible, au cœur d’une ville. Les artistes précisent notamment que « ce qui [les] intéresse, c’est de jouer avec toutes les strates du lieu… »
Plus loin encore, la question de la disparition de la biodiversité et de la sensibilité est l’objet d’une discussion à trois voix entre l'artiste Thierry Boutonnier, la chercheuse Camille Prunet et le chercheur Philippe Heeb. L’artiste arboriculteur a créé une œuvre invitant à observer et à ressentir des liens entre la biodiversité et le monde céleste.
Ces différents dialogues apportent des éléments de réponses pour appréhender en profondeur des enjeux contemporains, le bouleversement climatique, les alliances avec l’altérité, l’habitabilité des milieux. Aurélie Begou, cheffe de projet culturel, invite notamment à voir les œuvres créées dans le contexte du parcours artistique comme autant d'outils de compréhension du monde. Au fil des textes, il est question de la place de l’artiste dans un territoire. Leur sensibilité et leurs présences peuvent inspirer des manières d’être au monde. Leur regard bienveillant, leurs installations et propositions en co-construction, dessinent un nouvel imaginaire pour penser ces territoires.
Un livre « pensé comme un micro-paysage »
L’organisation de ce livre « pensé lui-même comme un micro-paysage », rassemblant différents points de vue et expériences, fait écho à l’écosystème, à la biodiversité, aux relations entre les vivants. La diversité des pensées, des disciplines est porteuse de sens et d’un respect pour l’altérité. Camille Prunet rappelle d'ailleurs à juste titre que « le pays Porte de Gascogne a conscience d’un projet sur le temps long », et précise que « le temps est un élément écosophique et il s’agit de comprendre de quelle manière les enjeux sociaux et écologiques peuvent se retrouver au cœur d’un projet de territoire. »
Les nombreuses photographies rendent également visibles le processus de création des œuvres ainsi que les rencontres entre artistes, habitants et porteurs de projets. Camille Prunet déploie sa recherche en tissant des relations avec la philosophie, la géographie, la sociologie pour comprendre ce qui fait paysage. Une réflexion sur la relation au vivant et aux alliances avec les habitants animaux, végétaux et humain d’un milieu, s’ancre petit à petit à partir de l’analyse d’œuvres in situ.
Paysages sensibles, Camille Prunet, ETEROTOPIA, 168 pages, 25€