Non, jouer à la console ne se résume pas forcément à abattre des monstres à la chaîne et à exploiter les ressources naturelles à gogo. Un certain nombre de jeux constituent aussi des espaces où réinventer notre rapport au vivant et imaginer d’autres modèles de société à l’heure de la crise écologique.
Admettons-le, les jeux vidéo ne nous ont pas franchement habitués à prendre soin du vivant. De Super Mario à Call of Duty, une grande partie des blockbusters vidéoludiques consiste, grosso modo, à abattre tout ce qui bouge en collectant un maximum de ressources. Au risque de détruire un monument de la pop culture des nineties, même Pokémon consiste fondamentalement à « faire du trafic d’êtres vivants que l’on fait s’entretuer », assène Thomas Planques, fondateur de l’association Game Impact, qui souhaite « accompagner le jeu vidéo vers plus de sens ». « Sauf que cette violence n’est jamais montrée, ajoute-t-il, si bien qu’on ne pense même pas à la questionner ! » Et que dire de jeux tout aussi innocents en apparence comme FarmVille, qui normalisent la vision d’une nature idéalisée, disponible en abondance ?
Mais le tableau n’est pas tout noir. L’histoire du jeu vidéo est rythmée de contre-exemples à la marge qui diffusent des représentations plus écologiques du monde. Certaines production des années 90 sont même restées des classiques, à l’image de Sonic The Hedgehog, qui consiste à sauver les animaux enlevés par un vilain scientifique souhaitant les transformer en robots, et de Final Fantasy VII où l’on se met dans la peau d’éco-terroristes s’attaquant à une multinationale siphonnant l’énergie de la planète.
Plus récemment, on a vu des jeux faire la promotion de modes de vie plus écolos (Sims 4 : Eco Lifestyle) et confronter les joueurs à la finitude des ressources. Dans le jeu de gestion Oxygen not Included, le recyclage est même une question de vie ou de mort : une mauvaise gestion des déchets signe l’effondrement de sa petite colonie spatiale.
Ressentir la crise écologique
Pixel après pixel, les représentations évoluent. Les gros studios de production se mettent à prendre position sur le sujet. On a pu entendre un directeur artistique chez Ubisoft, Arnaud Fayolle, dire lors d’une récente conférence : « Demandons-nous toujours quel est le message de nos jeux car sans ça, on revient facilement au récit destructeur par défaut. » Conscient du « potentiel transformatif du jeu vidéo pour les 3 milliards de joueurs qu'on a aujourd’hui », celui-ci soulignait ensuite la capacité des jeux valoriser des actions vertueuses comme le fait Terra Nil, où restaurer les écosystèmes récompense le joueur par une explosion de feuilles vertes rafraîchissantes, et surtout à nous faire sentir émotionnellement la crise écologique.
C’est vrai, les progrès réalisés en matière d’immersion et de graphismes donnent aujourd’hui des résultats bluffants qui favorisent de telles expériences affectives. Le récent Endling : Extinction is Forever joue sur cette corde sensible : comment rester de marbre face à la destruction de l’environnement une fois dans la peau d’une maman renard qui doit prendre soin de ses petits dans un monde ravagé par la pollution, les feux de forêt et la cruauté humaine ? « On s’attache à ces boules de poils qu’on nourrit certes, mais on doit leur apprendre aussi comment se déplacer, se nourrir, etc. Le lien est tel que le stress monte quand l’homme approche, quand la nourriture vient à manquer », assure le site XboxOrNot.
Du côté des joueurs aussi, la demande d’interactions respectueuses du vivant semble grandir. En témoigne le succès du compte Twitter « Can you pet the dog ? », suivi par plus d’un demi-million d’internautes, qui répertorie les jeux où il est possible de caresser les chiens que l’on croise. « Ça crée un engouement chez les développeurs, observe Esteban Giner, doctorant-chercheur au Centre de recherche sur les médiations à l’Université de Lorraine. Ce genre de choses peut faire tâche d’huile. »
Jouer la fin du monde
Au-delà de la prise de conscience, le jeu vidéo se présente comme un espace propice aux expérimentations de modes de vie ou de systèmes alternatifs. Pourquoi ne pas s’amuser à diriger une « civilisation », comme le propose l’extension Gathering Storm du jeu de stratégie Civilization VI, ayant tout misé sur les énergies renouvelables ? Quant aux plus cyniques, ils pourront toujours brûler du charbon, à condition d’assumer les catastrophes climatiques qui en découleront…
Le jeu vidéo est aussi un moyen de faire fructifier les imaginaires sur la catastrophe écologique et l’avenir des sociétés humaines. Les récits apocalyptiques ne datent pas d’hier, mais ils s’affinent : « Ce qui est nouveau sur la dernière décennie, c’est la façon d’appréhender cette fin du monde, en se disant que ce n’est pas si grave, ou alors qu’il peut y avoir du beau là-dedans. Les récits actuels portent surtout sur la manière dont on va se comporter et agir dans la vie de tous les jours si demain le système s’effondre », observe Esteban Giner en prenant l’exemple du jeu apocalyptique Death Stranding, où l’acceptation de la fin de l’humanité conduit à des comportements plus bienveillants.
Que les éco-anxieux se rassurent : à contre-courant de cette esthétique « bleak joy » (joie morose), on voit peu à peu fleurir des imaginaires plus lumineux sur la crise écologique. Une poignée de petits jeux indés s’empare de l’esthétique solarpunk, aussi réconfortante qu’anticapitaliste. Au menu : sobriété heureuse, low-tech et coopération ! Parmi eux : Caravan SandWitch (encore en développement), « road trip cozy » à la rencontre de « communautés [qui] se serrent les coudes », et Débris, un « jeu d’artisanat dans un monde optimiste entre les ruines d’une civilisation oubliée »…
Game over ?
Du côté des gros studios, ce type de message plus ou moins radical risque cependant d’être plus difficile à faire passer, craint Thomas Planques. Responsable de l’émission de 37 millions de tonnes d’équivalent CO2 chaque année, « l’industrie continue quand même à vendre du matériel tous les cinq ans aux joueurs dans une sorte de course à la puissance, avec des jeux toujours plus beaux », souligne-t-il en déplorant par ailleurs un manque de sensibilisation aux enjeux environnementaux dans les écoles de créateurs de jeux vidéo.
Mais le vent pourrait être en train de tourner. Du côté d’Ubisoft, on commence à parler de « sobriété graphique ». « Il y a des solutions décroissantes à aller chercher du côté du jeu vidéo », assure pour sa part Sofia Versaveau (Game Spectrum) sur sa chaîne YouTube, en parlant de récup’ et de « petits jeux très légers et pourtant si puissants ». Car l’épuisement des ressources guette : d’après Frédéric Bordage, fondateur du collectif GreenIT, le numérique – jeu vidéo inclus – pourrait être « épuisé » d’ici 30 à 60 ans. Une donnée qui pourrait bien accélérer le tournant vert de l’industrie pour lutter cette fois-ci pour sa propre survie.