Matthieu Gafsou : photographie et Nature Morte

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màj en mars 2024

Le photographe suisse Matthieu Gafsou a réalisé de nombreuses séries à la croisée de l’enquête et de l’art. Après l’Église catholique, les toxicomanes à Lausanne ou les adeptes du transhumanisme, son dernier projet, Vivants, porte sur les secousses qui traversent le monde naturel – le nôtre.

Note préliminaire : La série de photographies "Vivants" a sa bande son avec l'album Hystérésis, signé par l’artiste et producteur lausannois Ripperton. "Cette collaboration avec Ripperton est née dans la cour de l’école. On se retrouvait chaque mercredi au parc avec nos fils, et on a vu qu’on expérimentait la même éco-anxiété, avec des moments parfois assez sombres. Nous avons une affinité élective forte sur le sujet, mais chacun a créé de son côté."  À écouter pendant le visionnage pour une immersion complète. 

Dans la crise environnementale que nous traversons, la photographie peut-elle être un remède contre l’éco-anxiété ?  

Matthieu Gafsou :  Je ne dirais pas que travailler sur ce sujet rend moins éco-anxieux. Mais à titre très personnel,  je pense que lorsque que l’on fait de la photo, un processus de sublimation se met en œuvre, et on crée quelque chose qui nous dépasse un peu. 

Vivants © Matthieu Gafsou

Chaque jour, on lit dans la presse des articles qui portent sur les catastrophes liées au changement climatique. On sait ce qui est en train de se passer, et pourtant ça n’a pas d’impact sur notre comportement. Je me rappelle d’une discussion avec un chercheur du département Écologie et Biodiversité de l’Université de Toulouse qui me disait, en larmes : “ça fait vingt ans que l’on alerte, et les gens n’entendent pas.” 

Cela m’a beaucoup marqué, et j'ai eu envie d'adopter une approche moins documentaire et plus sensible. L’idée, c'est que l’art, sans abandonner la science, ajoute une dimension émotionnelle à ces sujets, pour qu’ils dépassent la seule approche rationnelle. 

Qui sont les « Vivants » auxquels le titre de votre projet fait référence ? 

M. G. : Ce qui est intéressant, c’est que le terme ne désigne pas seulement les humains, mais tout ce qui vit : les animaux, les végétaux… Au début, le projet s'intitulait Solastalgie (nom du sentiment de détresse causé par les changements négatifs sur l'environnement, ndlr). Mais en cours de travail, j’ai voulu aller vers quelque chose de plus positif. Un des problèmes de la pensée rationnelle, c’est qu’elle a séparé l’humain de son milieu, en opposant nature et culture. Or les penseurs écologistes nous invitent à réintégrer les humains dans l’environnement qui les entoure. 

Implantation d'un aimant dans le majeur, extrait de la série H+ de Matthieu Gafsou

Cette série fait suite au projet H+, une enquête sur le transhumanisme. Est-ce ce passage par l'hyper technique et le dépassement des limites de la nature qui vous a poussé à faire les Vivants

M. G. : Complètement. À la fin d’H+, je déprimais. Je me sentais en porte-à-faux avec les gens que je rencontrais. Je me disais que cette ambition de contrôle, de maîtrise absolue sur le vivant et la nature est absurde, et qu’il faut accepter qu’on ne peut pas tout contrôler. Pendant Vivants, il y a eu l'épidémie de covid-19, et on a bien dû accepter que l’on ne maîtrisait pas ce qui nous arrivait. Il risque d'y avoir de plus en plus de zoonoses (maladie infectieuse qui passe de l’animal à l’homme, ndlr), parce que l’on entre en contact avec des animaux en détruisant leur lieu d’habitation pour notre propre production. Finalement, il y a un lien très fort entre les deux séries, l’une est l’antithèse de l’autre. C’est une question de croyances, dans un cas comme dans l’autre, et je sais où je me situe : disons que cette foi totale dans notre capacité à tout contrôler a peut-être ses limites. 

Où ont été prises ces photographies ? Avez vous enquêté dans des lieux particuliers ?

M. G. : Ce projet ne porte pas sur un terrain particulier, car la crise climatique est globale. J'ai enquêté dans plusieurs lieux comme des fermes en permaculture ou des zones de manifestation d’Extinction Rébellion. La série est assez éclatée formellement : je voulais que l’on s’y perde un peu, pour illustrer le fait que le monde est de plus en plus complexe et difficile à lire. Il y a tout de même des photos assez explicites, comme celle où on voit Greta Thunberg, qui donnent des indices sur le propos global de la série. 

Vivants © Matthieu Gafsou

J'ai aussi enquêté dans des lieux dont je n'ai pas gardé de clichés, comme la ZAD de la colline du Mormont dans le canton de Vaud en Suisse, où j’habite. Cette Zone à Défendre a été créée en réponse au projet d’extension d’une carrière dans une zone de grande biodiversité, et elle a été très active. Je n’ai pas gardé d’images de ce lieu là, mais l’enquête sur place a nourri ma réflexion sur le sujet.

Un axe du projet porte le titre « Colère », et représente des manifestants. Est-ce un appel à la lutte ? 

M. G. : Non, c’est plutôt un constat. Moi-même, je me sens en colère, et c’est une composante importante du sujet que je ne souhaitais pas éluder. Il s’agit d’une piste parmi d’autres dans le projet, qui est constitué de strates qui traversent les photos de manière transversale, plutôt que d’une histoire narrative avec une dramaturgie. 

Vivants © Matthieu Gafsou

Certaines photos s’intitulent « Pétrole », et leurs couleurs sont altérées : c’est notre dépendance au pétrole qui brouille notre perception du monde ?

M. G. : Ce n’était pas forcément ce que j’avais l’intention de dire, mais c’est vrai. Je voulais plutôt évoquer la question de la contamination, qui est partout, même dans les endroits que l’on perçoit comme “purs” ou “préservés”. J’ai utilisé le pétrole brut comme un pigment. Déposée sur le tirage, cette substance noirâtre pénètre l’image, que je numérise ensuite. J’aime ces photos car elles évoquent quelque chose d’ambivalent, sale mais aussi esthétiquement plaisant. C’est trop simple d’être uniquement dans la critique. Même si je n’ai pas de voiture et que je ne conduis pas, je consomme quand même du pétrole tous les jours. Il fait partie de nos vies. 

On retrouve plusieurs portraits d’enfants dans la série, où ceux-ci apparaissent inquiets, sur fond sombre. Il s’agit de vos fils : comment évoquez-vous ces sujets avec eux ? 

M. G. : De façon simple. Ils font partie d’une génération complètement nourrie de l’écologie, pour eux c’est quelque chose de normal. Malgré la gravité qui peut se lire sur leur visage, j’ai voulu rendre ça ludique. Rien qu’en partageant le projet avec eux, quelque chose de positif a émergé. Le motif des enfants revient beaucoup dans les romans que j’ai lu pendant ou après le projet, des Furtifs d’Alain Damasio à Sidération de Richard Powers. Ce n’est pas anodin. Je pense que si je n’avais pas eu d’enfants je n’aurais peut-être pas réalisé ce projet. Être parent me force à me projeter dans l’avenir, et voir mes actions à l’aune de la responsabilité que j’ai vis-à-vis de mes enfants. 

Vivants © Matthieu Gafsou

Une série parallèle porte le titre « Nature Morte », et capture, parfois de façon floue, à peine lisible, des prairies où la biodiversité est en danger. Comment représenter ce qui disparaît ?  

M. G. : C’est impossible – ça reviendrait à ne pas faire de photo. Mais on peut transposer à la photographie le souci de maîtrise que j’évoquais plus tôt. Sur les photos de paysage, on a longtemps eu une approche très frontale, analytique, liée aux sciences humaines. Au contraire, en ne faisant pas toujours le point, en ne cadrant pas, je ne maîtrise pas le résultat. Je voulais créer une relation sensuelle avec les prairies. Le résultat est très pictural, presque décoratif.

Est-ce que réaliser ce projet vous a conduit à changer des choses dans votre quotidien ? 

M. G. : Oui, clairement. J’avais commencé à m’intéresser au jardinage, à apprendre à planter des légumes moi-même. Une sorte de réflexe néo-survivaliste bobo, que j’ai remis en question. Parce que finalement, tout faire porter sur la responsabilité individuelle, c’est très libéral comme approche. Si on se culpabilise de tout, on se met un poids énorme sur les épaules, or on est enfermés dans des structures que l’on n’a pas pensées – ni choisies. Il faut un changement structurel profond, au niveau de l’État, de l’économie, pour répondre au problème. Ceci étant dit, cela ne nous décharge pas de nos responsabilités pour autant : un engagement personnel – ne serait-ce que symbolique – est important. On ne change pas la structure sans convaincre les gens individuellement… Et on revient sur notre point de départ : comment passer à l’action ? 

Retrouvez le travail de Matthieu Gafsou :

  • Sur son site
  • Au Musée d’art de Pully (Suisse) jusqu’au 11 décembre, dans le cadre de l’exposition monographique Le voile du réel
  • À Paris Photo du 8 au 12 novembre, au secteur Curiosa : solo show à la galerie c, et espace Prix Maison Ruinart
Renée Zachariou
Renée est autrice et plume freelance. Elle écrit sur la technologie, les esprits et la nature.
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