Suzanne Husky est artiste, mais pas que. Formée aux Beaux-Arts de Bordeaux, elle a également un certificat en paysagisme horticole. Le périmètre de son travail va ainsi de la céramique à la tapisserie, en passant par la vidéo, des prises de paroles, mais aussi des expériences sur le terrain. Elle signe actuellement l'exposition Histoire des alliances avec le peuple castor, fruit de la carte blanche que lui a confié le Centre des monuments nationaux au château de Châteaudun. Entretien.
Il y a un peu moins de 10 ans, Suzanne Husky cofondait le Nouveau Ministère de l’agriculture avec l’artiste Stéphanie Sagot pour moquer le néo-libéralisme et l’agrobusiness des politiques agricoles publiques. Depuis 2021, elle recentre son travail artistique autour de la présence du castor comme allié nécessaire à la bonne santé des rivières et à la régénération de cours d’eau. Dans ses expositions, elle raconte l’histoire de nos relations aux castors et entrevoit les manières de cohabiter avec eux.
Après avoir récemment exposé à Paris au Drawing Lab et à la galerie Alain Gutharc, Suzanne Husky a bénéficié d’une carte blanche du centre des Monuments Nationaux. Intitulée Histoire des alliances avec le peuple castor, son exposition personnelle au château de Châteaudun est visible jusqu’au 3 novembre. Pour Carbo Média, elle revient en détail sur cette exposition et sur sa philosophie.
La pièce maîtresse d'Histoire des alliances avec le peuple castor est une immense frise brodée. Vous nous racontez son histoire ?
Suzanne Husky : J'ai souhaité réaliser un récit fleuve, soit un long format dans lequel le personnage central est la rivière, un peu en écho avec la tapisserie de Bayeux. Avec le philosophe Baptiste Morizot, nous avons pensé une frise historique, et identifié les différents temps forts de cette histoire des alliances avec le peuple castor.
J’ai d'abord peint un dessin de sept mètres, puis le dessin a été tissé par les lisseuses de Dash & Miller en Angleterre qui se sont servies de laines et de lin. Ensuite, nous avons été quarante à venir broder sur cette trame, pendant trois semaines très intenses. Nous avons collectivement été émues par ce que nous arrivions à faire ensemble.
Les liens tissés ne sont donc pas que ceux de la broderie...
S. H. : La broderie finale fait 12 mètres de long et elle est chargée de toutes ces rencontres, ces échanges, ces liens humains que nous avons tissés autour de cet ouvrage, qui pour nous était plein de sens. Baptiste Morizot et moi avons aussi lu beaucoup de littérature castor, nous avons été beaucoup sur le terrain et avons rencontré beaucoup d’acteurs du monde castor et du monde de la régénération des cours d’eau. Nous avons tissé de nombreux liens avec des personnes du monde de l’eau, des rivières, des naturalistes, des éleveurs.
En sud gironde ou je vis, des feux de forêt ont eu lieu, et notre cours d’eau s’appelle Beuve, nous pensons que ce mot vient de bever (castor en latin) ou bevros (castor en gaulois). L’histoire centrale de cette grande broderie, c’est une histoire d’alliance. Elle met en avant le fait que le castor est une espèce facilitatrice, que nous avons souvent vécu tout proche du royaume des castors parce qu'ils créent des vastes zones humides qui abondent de vie. Et au 21ème siècle, nous vivons souvent sur les ruines de cet empire castor sans même savoir qu’il était là.
Quelles sont les autres pièces notables de l'exposition ?
S. H. : Il y a également des bâtons rongés par des castors, un castor empaillé qui appartient au musée d’histoire naturelle local, la tapisserie broderie des alliances inter-espèces, et une tapisserie appelée Bièvre bâtisseur de monde, de 280 cm x 200 cm. Cette dernière reprend la tapisserie mille fleurs du Moyen Âge, mais l’acteur central est un castor, et le personnage présent est une pompe à eau qui pompe dans le bassin du castor. Le tout est montré dans la salle des L, une salle refaite spécialement pour la venue de Louis XIV pendant 48h.
Votre pratique mêle sans cesse expérience esthétique et actions sur le terrain. Comment, concrètement ?
S. H. : Aujourd'hui, l’acte de faire émerger des images est séparé du reste de la vie. D’un côté les centres d’art ou les galeries, et de l’autre la vie. Cette séparation est difficile à comprendre, si l’on se souvient qu’il n’y a pas si longtemps, on faisait des peintures rupestres après la chasse. Pour moi c’est impossible de ne pas être sur le terrain. Ce sont l’eau, le soleil, les animaux et les plantes qui vivent autour de moi, ainsi que leurs logiques, qui meublent largement mes pensées. Par conséquent, ils émergent dans mes dessins, dans mes films, et parfois j’arrive à agrader (contraire de dégrader, ndlr) un sol, planter des espèces mellifères, mettre en place un jardin forêt ou restaurer des cours d’eau. Concrètement, quand je suis invitée à exposer, j’essaie d’inclure le composant « prise de terre » : il s’agit de proposer une action de terrain en parallèle de l’exposition.
Vous pouvez nous donner quelques exemples de ces « prises de terre » ?
S. H. : À l’occasion du vernissage de l’exposition Castor, l'amant de la rivière, sortir de son lit et goûter le monde à l’artothèque de Caen (du 4 novembre au 3 février 2024, ndlr), nous avons invité Stéphane Weil, directeur de la CATER Calvados Orne Manche à présenter la situation des cours d’eau dans la région, ainsi que les actions politiques menées pour leur conservation et restauration. J'espère que ça mènera à des ouvrages castor dans cette région.
Autre exemple, à l’occasion de l’exposition Faire barrage au Frac Poitou-Charentes à Angoulême (du 6 octobre 2023 au 5 mai 2024, ndlr), nous sommes allés pister le castor : le pistage permet d’apprendre à voir le castor, à comprendre qu’il est là, et respecter cet allié face aux changements climatiques.
Concernant l’exposition au château de Châteaudun, tout est également en place pour la création d’un site pilote avec un syndicat mixte proche.
Le projet au long cours Mouvement d'alliances avec le peuple castor met en avant l’histoire de nos relations aux castors. Quelle est le point de départ de ce projet ?
S. H. : Pendant la période de confinement dû à la crise sanitaire, j’ai fait des études en agroécologie, en bénéficiant d’une bourse de recherches avec Creative Work Fund et l’association Earth Activist Training. En agroécologie, penser la résilience face au chaos qui vient est central, et revitaliser les sols pour les rendre capables de retenir l’eau est une large partie du curriculum. En faisant des recherches autour des mythes, j’ai rencontré l’agentivité (capacité d'un être à agir sur les autres et le monde, ndlr) du castor dans la mythologie amérindienne. J’ai aussi remarqué qu’en Californie, il y avait une pratique de régénération des cours d’eau basée sur l'imitation des castors. C'était comme une extension de la régénération des sols. En France, 98 % des cours d’eau sont endommagés et dans ma région, par exemple, les cours d’eau que je connais sont incisés, et font descendre la nappe phréatique.
Ensuite, lors de la biennale de Lyon en 2022, j’ai commencé à traduire des textes des éco-hydrologues américains qui tissaient le lien entre castor et climat. En bref, ce texte manifeste explique que la meilleure méthode, qui est d’ailleurs très simple, serait de laisser les castors faire ce qu’ils savent si bien faire, car ils sont un acteur décisif de la santé des cours d’eau (dans l'hémisphère nord). En somme, ce projet au long cours réunit les enjeux liés à l’agriculture, à l’environnement et à la santé de la rivière.
Comment les collaborations nourrissent-elles vos réflexions et expériences plastiques ?
S. H. : J’ai eu la chance de rencontrer des personnes que j’admire immensément, et parfois l’honneur de travailler avec. Il me semble que toutes les personnes avec qui j’ai récemment collaboré : Hervé Coves (ingénieur agronome et figure de la permaculture, ndlr), Starhawk (écrivaine et militante écoféministe, ndlr) Patti Smith, Kevin Swift (spécialiste de la restauration d'espaces naturels à l'aide de castors, ndlr) ou Baptiste Morizot (écrivain et maître de conférence en philosophie, ndlr) ont un point commun très fort : ils sont dans l’action. Ils et elles ne sont pas dans l’écotopie, mais bien en train de sculpter un monde désirable avec leurs mots et leurs gestes.
De quelle manière l’artiste peut-il inviter à changer de regard sur nos relations aux vivants non-humains ?
S. H. : « Au final, nous ne conserverons que ce que nous aimons. Nous n'aimerons que ce que nous comprenons. Nous ne comprendrons que ce qu'on nous a enseigné », a dit le garde forestier sénégalais Baba Dioum. Je trouve que cette phrase résume bien les enjeux.
Par rapport à la rivière et aux castors, nous avons pris le sujet très sérieusement. Il n’existe pas à ma connaissance de représentation des cycles de l’eau qui inclut les bassins des castors et les tonnes d’eau qu’ils stockent dans le bassin et la nappe d’accompagnement. Il m’était important de faire ce dessin. De la même manière, représenter le temps profond des rivières nous permet de voir très vite ce dont la rivière a besoin : du bois, des sédiments. Ce sont des « dessins outils » pour mieux comprendre. Aussi, quand on regarde le temps profond, on imagine bien que les nombreuses espèces qui ont coévolué avec les castors se réjouiront de leur retour. J'espère que mes images vont dans ce sens.
Que cherchez-vous à transmettre aux visiteurs des expositions ?
S. H. : Je raconte simplement, je crois, des petites histoires qui me semblent importantes dans ce contexte climatique. Le castor soulève des enjeux liés à l’eau, aux sécheresses, aux inondations, au lien agriculture et rivière, forêt et rivière etc.
Quel prochain projet préparez-vous désormais ?
S. H. : L’exposition présentée au château de Châteaudun est la 8e consacrée aux castors. Actuellement, je prends une pause et je descends vers la rivière, je m’occupe de la terre, de travaux et de papiers divers. Je pense également à des dessins et à des broderies.
L'exposition Histoire des alliances avec le peuple castor de Suzanne Husky est visible jusqu'au 3 novembre au château de Châteaudun. Infos.