L’Arte Povera, mouvement artistique italien de la récupération et du dépouillement, qui émerge au milieu des années 1960, a une grande résonance aujourd'hui, dans une période où il est nécessaire de restaurer une relation profonde au sensible. L’exposition, visible actuellement à la Bourse de Commerce, curatée par Carolyn Christov-Bakargiev met en perspective ce courant en présentant ses 13 représentants principaux, ainsi que l’héritage d’une pensée qui continue d’inspirer une génération d’artistes.
Les artistes du mouvement de l'Arte Povera, qui s'est développé entre 1966 et 1975, principalement entre Milan, Turin et Gênes, nous invitent à revenir à l’essentiel et à réaffirmer la dimension matérielle du monde. Leurs œuvres, critiques de la société de consommation, sont faites d’éléments de récupération urbains et ruraux, et à partir de gestes et de techniques d’une grande simplicité. Les artistes de ce mouvement s'amusent à réenchanter les matériaux « pauvres » et primaires qu’ils ont sous la main, bois, charbon, chiffons... Leur objectif : rapprocher l'art de la vie quotidienne, réutiliser, ne rien jeter. Ainsi, ils redéfinissent ensemble la notion d’œuvre.
« À une époque où tout est abstrait et où la technologie qui nous permet de découvrir le monde est opaque pour la plupart des gens, il est nécessaire de revenir à l’essentiel et d’affirmer pourquoi la matière est importante, pourquoi la vie incarnée et les matériaux sont importants. C’est pourquoi une exposition sur l’Arte Povera est primordiale aujourd’hui », détaille la curatrice Carolyn Christov-Bakargiev.
Faire entrer le vivant au musée
Dans les œuvres de l’Arte Povera, les liens entre intérieur et extérieur sont souvent brouillés. Ces artistes ont notamment été les précurseurs du développement de l’art de l’installation, souligne la curatrice. Étant donné l’importance qu’ils accordent à l’énergie et à l’expérience à vivre, la scénographie de l'exposition a été pensée en relation avec l’architecture de la Bourse de Commerce. Elle prend ainsi place dans tous les espaces, « tel un paysage que l’on arpente », en commençant par l’extérieur.
Une sculpture, Idee di pietra — 1532 kg di luce, de Giuseppe Penone accueille le public et amorce cette question de la porosité entre nature et culture, un des sujets de prédilection de l'artiste italien, fil rouge de l’exposition. Dans les ramifications de l’arbre, expression des chemins de la pensée, des pierres de rivières sont situées dans plusieurs endroits, les courbes permettant de les accueillir. Celles-ci suggèrent les endroits d’où émanent les souvenirs, l’origine et le développement de la vie. Pour l’artiste, la pensée humaine peut être assimilée à la croissance végétale et minérale.
Fils et petit-fils d'agriculteur, Giuseppe Penone s’intéresse aux temporalités de l’arbre, figure au cœur de sa pratique, et crée dans une relation de connivence avec la nature, s'intéressant aux rapports entre la trace de l'Homme et la nature. Ses Gesti vegetali sont des œuvres en bronze représentant des formes anthropomorphes marquées de ses empreintes de doigts, installées autour de plantes en pot de façon à ce que celles-ci interagissent avec les sculptures, devenant co-créatrices de l’installation. Giuseppe Penone, en tant que sculpteur, joue à reproduire la nature, à imiter son geste. Dans Essere Fiume (1980), deux pierres se font face, l'une sculptée par l'artiste, l'autre érodée par le fleuve.
L’espace magistral de la rotonde, espace intermédiaire entre le musée et l'extérieur, accueille l’ensemble des artistes du courant. Pour donner une connaissance large de leur travail dans le temps, la curatrice a fait le choix de rassembler, pour chacun d'eux, une de leurs premières œuvres et une autre récente. En cercle, celles-ci rendent perceptibles l’image de l’horizontalité, concept propre au courant, ainsi que l'infini diversité des méthodes d'expression des artistes de ce mouvement. Un paysage de travaux artistiques variés qui, pour certains, prennent appui sur le sol, pour d’autres font jaillir de l’eau… Un dispositif qui rappelle aussi la nécessité pour les artistes du mouvement d’interagir avec le public et de dépasser le cadre strict des murs des musées et institutions.
Un rapport à la matière inspirant
Chaque artiste bénéficie dans cette exposition inédite d’une salle propre, où une grande diversité d’œuvres de la collection Pinault ainsi que d’autres institutions culturelles internationales sont réunies. Sortes « d'expositions dans l’exposition », elles permettent d'ouvrir des réflexions sur leur travail, sur un matériau, une spécificité...
Dans la galerie 2 sont réunis Jannis Kounellis, Marisa Merz et Mario Merz, chacun ayant un rapport spécifique avec la matière. Kounellis a recourt aux matériaux pauvres, trouvés, et naturels, comme le charbon, la laine et le feu pour créer des travaux qui convoquent les sens des spectateurs. Il utilise les éléments et les matériaux pour eux-mêmes, sans transformation. Dans les œuvres de Marisa Merz, unique femme du mouvement de l'Arte Povera, le temps est prépondérant. Certains de ses travaux incarnent le travail domestique et féminin, notamment à travers l’utilisation de matériaux et de techniques de tissage. Les igloos de son mari, Mario Merz, suggèrent à la fois la voûte céleste et une forme d’habitat nomade et primitifs, comme un retour à l'aube de l'humanité. Dans son installation Fibonacci Sequence (1984), relative à la suite de Fibonacci, il évoque une énergie vitale en expansion, symbolisée par l'électricité qui circule dans les néons utilisés.
Les œuvres de Michelangelo Pistoletto rassemblées dans la galerie 3 interrogent, elles, la perception du visiteur, notamment avec ses « tableaux miroirs », qui permettent d'intégrer directement le spectateur à l’œuvre. En 1988, l’artiste fonde dans une usine désaffectée à Biella (Italie), la Cittadellarte – Fondazione Pistoletto, dans laquelle il met en place un programme novateur, où l’art est vecteur d’une transformation sociale responsable. Pistoletto a également la particularité d’inclure des participants à des actions collectives.
Alighiero Boetti, lui, utilise des gestes simples, des procédés combinatoires avec des matériaux pauvres, à l'image du ciment dans son œuvre Castata. Ainsi, il souhaite démocratiser la sculpture en créant à partir de matériaux ordinaires. Il a également collaboré avec des femmes afghanes, notamment pour la réalisation des ses Mappa, planisphères présentant les changements géopolitiques de la planète. Par le côté collectif de ses créations, Alighiero Boetti souhaitait s'effacer et remettre en question cette vision millénaire de l'artiste comme un génie solitaire.
Cette exposition, à travers ses 250 œuvres très variées présentées au public, retrace les spécificités de l’Arte Povera, et surtout les changements majeurs que les artistes du mouvement ont apportés au milieu artistique : le rapport que l’œuvre pouvait entretenir avec le spectateur, l’influence des éléments organiques sur les œuvres et l’apparition des objets domestiques dans le monde de l’art. « En orientant radicalement le langage artistique contemporain vers de nouveaux horizons, l’Arte Povera a transformé l’histoire de l’art occidental en inventant une définition plus large de la création. », peut-on lire dans le Dossier de presse de l'exposition. Un mouvement d'avant-garde, donc, et même visionnaire, dont la relecture éclaire avec pertinence notre époque où l’upcycling, la décroissance, et la redéfinition des rapports entre nature et culture sont désormais des enjeux vitaux.
Infos pratiques : Exposition Arte Povera à la Bourse de Commerce de Paris, jusqu'au 20 janvier 2025. Plein tarif : 15€.