À la fois brutal et poétique, intime et théorique, Ainsi l'animal et nous (Actes Sud, 2024) de l'autrice et sociologue Kaoutar Harchi, décortique le concept d'animalité afin de mettre en lumière ses enjeux et mécanismes. Une lecture qui s'inscrit habilement dans un contexte où la condition animale préoccupe de plus en plus, entre le boom du véganisme, l'effondrement de la biodiversité et la multiplication des scandales de maltraitance animale. Déconstruction au programme.
La question de l'animalité est omniprésente dans notre société. Elle est dans la bouche de Donald Trump quand il accuse les immigrants haïtiens de Springfield de manger les animaux domestiques des habitants. Dans celle du ministre de la Défense israélien Yoav Gallant quand il qualifie les Palestiniens « d'animaux humains », pour justifier la violence envers eux. Mais aussi dans celle de Mery Bas, du duo Nebulossa, qui représente l'Espagne à l'Eurovision, quand elle chante « Je ne suis qu'une chienne », se réappropriant l'insulte misogyne dans une démarche d'empowerment.
L'animalisation n'est pas réservée aux animaux, elle « est la question de notre monde », explique l'autrice Kaoutar Harchi. Pour elle, tout commence avec un souvenir d'enfance : son ami Mustafa se fait mordre par un chien policier, provoquant la colère des habitants de son quartier. « Faut crever ce chien qui attaque nos gosses – et les policiers de rétorquer – C’est vous les chiens, c’est vous qu’on va crever. (...) Tout allait se confondant. Qui étaient les animaux ? Qui étaient les humains ? ». À y regarder de plus près, on peut légitimement se poser la question : que range-t-on dans la catégorie animale et que signifie-t-elle pour nous, humains ? C'est à ce sujet que l'écrivaine et sociologue s'attaque, animée par l'intention de faire entrer l'animalité dans le débat contemporain.
L'animal et nous, une expérience personnelle qui parle à tous·tes
Loin de s'en tenir à une simple démonstration, Kaoutar Harchi livre un récit personnel et poétique. Alternant entre souvenirs et réflexions théoriques, elle partage son apprentissage de l'animalité, de l'altérité. Ce chien policier qui la dégoûte, mais dont la condition la hante. Le regard échangé avec l'agneau agonisant dans une mare de sang. La julienne et la sauce épaisse de sa mère, esthétisant la viande, la mort. Ses réflexions nous rappellent forcément notre propre vécu. Comment oublier le moment où nous avons compris que la viande dans notre assiette provenait d'un animal ? Le temps où nous percevions la mort avec horreur, avant d'apprendre à ne considérer que la viande au lieu de l'animal ? Dans son ouvrage, l'autrice retrace l'histoire de notre relation à l'animalité des origines à nos jours, notamment à travers ces nombreuses scènes du quotidien où nous côtoyons les animaux.
L'animalité, une expérience politique du monde
Une relation existe bien entre l'humain et l'animal, écrit Kaoutar Harchi, mais elle est basée sur le rapt, la rétention, la domestication, le travail forcé, l'expérimentation, la hiérarchisation. L'homme occidental s'est élevé, en reléguant l'animal à ce « quelque chose comme une machine, une décoration, un sac à main, un repas », avant d'étendre l'animalité à tous les êtres humains jugés inférieurs.
La philosophe et militante américaine Aph Ko nous rappelle que « le terme animal est une catégorie dans laquelle nous rangeons certains corps lorsque nous voulons justifier la violence à leur égard ». Qu'est-ce que l'animalité sinon la question du regard blanc sur un autre « différent » ? Un regard qui exposa la prétendue monstruosité de Sarah Baartman, dite « la Vénus Hottentote » dans les foires européennes, même après sa mort. Un regard qui poussa le médecin François Bernier à utiliser pour la première fois en 1684 le mot race pour désigner des humains non-européens. C'est ce regard problématique que l'autrice dénonce dans son essai, établissant l'animalité comme une expérience politique à l'aide d'un grand nombre de références historiques et littéraires. Un argumentaire audacieux qui dévoile l'histoire de la domination occidentale sous un nouvel angle.
L'intersectionnalité des luttes pour comprendre le monde
C'est en travaillant sur les questions liées au féminisme et à la justice sociale que Kaoutar Harchi s'est naturellement tournée vers celle de l'animalité. L'animalité, utilisée pour séparer les êtres, légitimer la violence et la domination sur autrui. Difficile de ne pas voir le lien qui se dessine entre les différentes luttes, lorsqu'on retrace l'histoire de ceux qu'on infériorise.
« L’animalisation est une question totale », explique-t-elle, car elle touche tous ceux à qui on attribue des caractéristiques animales à des fins de domination, soit « les femmes, les prolétaires, les non-Blancs, les minorités sexuelles, les malades, eux qui n’étant ni homme, ni bourgeois, ni blanc, ni majorité sexuelle, ni bien portant, ont été, par le viol, par l’usine, par le fouet et l’enfumage des grottes, par la persécution et par l’enfermement, animalisés. » Tout est lié, répète-t-elle, les Amérindiens, les esclaves, les femmes, les prolétaires, les juifs, les algériens, tour à tour « rat, bicot, mangouste, crouille, crouillat, vermine, vipère, loupiot ».
L'animal n'est-il pas le creuset de toutes les violences ? Comme le rappelle Kaoutar Harchi, la préoccupation des suffragettes anglaises pour la condition animale était nourrie par le socialisme et le féminisme, car les femmes se reconnaissent en l'animal, en ce corps prêt à être exploité. « Rien qui n'était arrivé aux animaux, n'arrive pas après aux femmes », assène l'autrice. De la création des abattoirs dont Henry Ford s'inspira pour développer le travail à la chaîne, en passant par les camps de concentration nazis : l'acceptation des premiers entraîna l'horreur des derniers. Le philosophe et musicologue Theodor Adorno écrivait d'ailleurs, « Auschwitz commence quand quelqu’un regarde un abattoir et pense : ce ne sont que des animaux ». Au fil des chapitres, nous connectons les bourreaux, les violences et les victimes entre elles, nous permettant d'envisager l'histoire en lumière avec les discriminations systémiques produites par le colonialisme, le patriarcat et le capitalisme. Kaoutar Harchi est claire : on ne peut pas comprendre la race, la classe, le genre, sans parler de la division des espèces, démontrant ainsi que la connexion entre les luttes s'impose comme une grille de lecture du monde.
Alors que faire face à un système qui oppresse tant d'êtres ? Renverser radicalement notre perspective, considérer le colonialisme qui domine notre relation à l'autre et nommer les violences perpétrées par le monde occidental, même quand il n'y a « plus de mots, certes, mais tellement de morts, qu’il faut bien continuer à trouver les mots ».