Depuis les désormais célèbres manifestations de Sainte-Soline, les militants anti-bassines créent à tour de bras drapeaux, capes et tissages aux couleurs et aux symboles de leur lutte. Une stratégie créative qui leur permet de construire un contre-discours joyeux en réponse à la criminalisation politique et médiatique du mouvement.
L’étendard de Sainte-Soline. C’est un personnage habillé d’un bleu de travail, avec une tête d’outarde et un cutter à la main. Un symbole fort pour les militants de la première heure de la lutte anti-bassines dans le Poitou. L’objet est un cadeau de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, récupéré en 2022, lors de la commémoration des 10 ans de l’opération César (en 2012, les services préfectoraux mobilisent 1 500 forces de l’ordre pour chasser les occupants des terrains occupés illégalement, ndlr). « Pour la commémoration, il y avait eu un rituel de mélange des eaux entre différents territoires, et l’étendard nous avait été remis à ce moment-là, comme un passage de relais », se souvient Judith Rivière, habitante des Deux-Sèvres et militante du collectif Bassines Non Merci des Deux-Sèvres.
La tête d’outarde, oiseau menacé par les chantiers, est un des emblèmes de la lutte anti-bassines. Le cutter symbolise le désarmement. Enfin, le bleu de travail a une fermeture éclair : « Quand on l’ouvre, il y a un cœur brodé derrière qui a été fait avec des restes du triton qui avait circulé dans les manifs contre Notre-Dame-des-Landes », s’enthousiasme la militante. « Cet étendard symbolise beaucoup pour nous : c’est le symbole d’une lutte victorieuse. »
« Pour la commémoration, il y avait eu un rituel de mélange des eaux entre différents territoires, et l’étendard nous avait été remis à ce moment-là, comme un passage de relais. »
Dans la lutte anti-bassines, les drapeaux et autres bannières prennent de plus en plus de place. « On a beaucoup de retours de personnes qui nous disent que ces éléments-là viennent amener de la joie, et que c’est important pour eux. On en crée de plus en plus, et on y accorde une importance encore plus grande », analyse Judith Rivière.
« Symboles forts » et « contre-discours »
D’où cela vient-il ? Le collectif Bassines Non Merci des Deux-Sèvres existe depuis 2017. À partir de l’été 2021, les mobilisations contre le chantier de la bassine de Mauzé-sur-le-Mignon apportent à la lutte une dimension nationale. Les militants affluent de partout en France. « Des personnes ont apporté différentes compétences et des manières nouvelles de lutter. La dimension visuelle et symbolique s’est développée à partir de ce moment-là », rapporte Judith Rivière.
« Cet étendard symbolise beaucoup pour nous : c’est le symbole d’une lutte victorieuse. »
En octobre 2022 et mars 2023, les manifestations de Sainte-Soline vivent un nouveau tournant, d’après la militante. Les affrontements violents occupent la place. « Il y a eu besoin d’avoir des symboles forts et des contre-discours pour raconter la lutte autrement que ce qu’on voyait dans les médias », explique la militante.
L’enjeu : se montrer à voir autrement, notamment auprès du grand public, dont les représentations peuvent s’appuyer sur le travail des médias. Dans son ouvrage Sociologie des mouvements sociaux (2019), le sociologue Erik Neveu soulignait que la couverture médiatique participe à la « construction symbolique des mouvements sociaux ». En réaction, les militants anti-bassines cherchent à « montrer la beauté de la lutte et tout l’imaginaire qui gravite autour », comme l'explique Judith Rivière.
« Le fait que ça soit confisqué par la police, ça raconte aussi la puissance que ça peut avoir. »
Alors, face aux prises de parole du gouvernement (« C’est une forme d’éco-terrorisme », Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, le 30 octobre 2022), les collectifs réagissent en couleurs, avec une dimension plus sensible et créative. Dans le Puy-de-Dôme, en mai 2024, la « Rand'eau, randonnée festive pour la défense de l’eau » – une manifestation anti-bassines – avait « comme objectif principal de casser cet imaginaire-là. Pour s’adresser derrière aux habitants, et leur montrer que la lutte est joyeuse, familiale. »
Cape saisie par la police
En août 2023, sur le convoi de l’eau qui relie les Deux-Sèvres à Paris, la démarche s’enracine. Un groupe « Traces » se constitue. Sa mission : produire des traces de la lutte et des histoires du point de vue des militants. Sur le camp du « Village de l’eau », à Melle (79), en juillet 2024, le chapiteau du groupe « Traces » invite celles et ceux qui le souhaitent à participer au processus créatif. Une gazette paraît tous les jours, des podcasts sont enregistrés, un atelier de création de masques est ouvert, des dessins d’enfants et des textes sont récoltés…
« Le tissu est un processus assez lent donc ça permet de pouvoir penser à tout ce qu’on a vécu. Ça permet aussi de créer avec d’autres gens, et même d’engager des discussions sur des traumas de ces manifs. »
Dans chaque mode d’expression, des symboles sont récurrents. La dimension naturaliste, au cœur de la lutte anti-bassines, revient par exemple régulièrement sur les bannières. Pour le « Village de l’eau » en 2024, Clara Niveau-Juteau, 24 ans, avait justement confectionné une cape représentant un héron et une outarde, oiseaux emblématiques du marais poitevin. Quand cette étudiante aux Beaux-Arts de Poitiers a voulu entrer dans le camp, sa cape a été confisquée par la police. « Ils ont pensé que ça pouvait être un tissu anti-feu », rapporte-t-elle. « Le fait que ça soit confisqué par la police, ça raconte aussi la puissance que ça peut avoir », analyse de son côté Judith Rivière.
Clara Niveau-Juteau n’en est pas à sa première œuvre sur la lutte anti-bassines. Depuis deux ans, elle s’implique dans cette lutte, et son militantisme a intégré son travail aux Beaux-Arts depuis autant de temps. « Au fur et à mesure des manifs, j’avais envie de garder des traces de ce que j’avais vécu. » Après la manifestation de Sainte-Soline en octobre 2022, elle réalise une grande tenture tissée de la manifestation, vue du ciel. « C’est un regroupement de mes souvenirs, de la violence, des moments collectifs géniaux. Les bons comme les mauvais moments sont dessus. Le tissu est un processus assez lent donc ça permet de pouvoir penser à tout ce qu’on a vécu. Ça permet aussi de créer avec d’autres gens, et même d’engager des discussions sur des traumas de ces manifs. »
Tissages avec des bombes lacrymogènes
À la manière « des peintures historiques qui représentent des batailles phares dans l’Histoire », les œuvres de Clara Niveau-Juteau font « trace des luttes autour des méga-bassines », selon Judith Rivière. « C’est important qu’il y ait une mémoire de ces luttes-là et pour nous, en tant que militants, de montrer notre réalité. Les gros médias mettent la violence du mauvais côté, ça me dégoûtait », abonde Clara Niveau-Juteau. La tenture intitulée Sainte-Soline, La Guerre de l'eau a même été exposée à l'espace d'art contemporain Le Point Commun à Annecy, entre mai et juillet 2024. « C’est génial que les créations puissent aller dans d’autres lieux et puissent être utilisées d’une autre manière », commente son autrice.
« C’est important qu’il y ait une mémoire de ces luttes-là et pour nous, en tant que militants, de montrer notre réalité. »
Cette dernière a produit d’autres œuvres. Une petite tenture appelée Condamnez-vous les violences ?, car « c’était la grande question après Sainte-Soline », et qui représente un manifestant et un CRS, de manière à montrer la différence de violence dans leurs équipements. Elle a également fait des tissages avec des bombes lacrymogènes retrouvées lors de la manifestation.
Après s’être impliquée dans la lutte anti-bassines, Clara Niveau-Juteau a un nouveau projet : « Cette année, je vais partir un peu partout en France pour rencontrer les militants de l’A69, de Notre-Dame-des-Landes, pour continuer à créer en collectif sur d’autres luttes. J’aimerais pouvoir étendre ça ».
Photo à la Une : Collectif Bassines Non Merci