Après Le Bruit de l’eau, le scénariste et photographe Alain Bujak continue son exploration des luttes écologiques. Dessinée par Elliot Royer, Silence sur le quai raconte la mobilisation des élus locaux, cheminots et usagers pour la réhabilitation d’une ligne ferroviaire traversant le Massif central.
« Dire que l’on a pris le TGV pour aller d’un grand quartier d’affaires à un autre, il faut reconnaître que ça a de l’allure ! Dire que l’on a pris le TER pour aller de Flers dans l’Orne à Villedieu-les-Poêles dans la Manche, c’est prendre le risque de passer pour un Gaulois égaré dans le XXIe siècle », affirme d’emblée Alain Bujak dans l’introduction de l’ouvrage. Une phrase qui résume bien la situation actuelle : en France, les petites lignes ferroviaires, autrefois symboles de modernité et de lien social, sont désormais abandonnées les unes après les autres, frappées du sceau infamant de la ringardise.
En 2021, l’une d’entre elles a attiré l’attention de l’auteur, lui-même nostalgique des trains de son enfance : la ligne Béziers - Neussargues, classée par The Guardian parmi les dix plus belles lignes de train d’Europe. Ce tronçon de 277 km entre le Massif central et l’arrière-pays méditerranéen offre en effet à la vue du voyageur patient un patrimoine architectural unique. Du Cantal à l’Hérault, les trains passent par pas moins de 44 tunnels et 36 viaducs, dont le célèbre viaduc de Gabarit, dessiné par Gustave Eiffel. La ligne a surtout l’avantage de desservir de toutes petites gares, et de permettre ainsi à des populations rurales de rester connectées au monde autrement que par la route.
Quand la petite histoire rejoint la grande
Menacé de fermeture dès 1995, ce chemin de fer campagnard a finalement été sauvé trente ans plus tard grâce à la mobilisation massive et continue des habitant·es des villes et villages concernés. Se mettant en scène dans la bande-dessinée, le photographe Alain Bujak fait le récit de ses rencontres avec les défenseur·ses de la ligne, notamment celle de Jacky Tello, ancien cheminot lozérien et figure de la fronde dans les années 1990. On croise aussi en chemin la maire révoltée d’un petit village du Cantal, un vigneron amoureux de sa région, un étudiant en droit parisien passionné de trains ou encore un ancien ministre des Transports communiste repenti.
Alain Bujak parvient à entremêler ces portraits touchants à l’Histoire, avec un grand H. En toile de fond de la fermeture de la ligne se dessine ainsi la stratégie budgétaire affichée de la SNCF à partir de 1983, ou encore le choix du gouvernement de ne pas frapper au portefeuille les concessionnaires privés d’autoroute afin de financer le transport ferroviaire. Petite surprise supplémentaire à la clé : on découvre que l’État a tenté, dans les années 1960, de lancer un « Aérotrain », soit des engins de transport tout droit sortis des comics Marvel et pouvant atteindre des pics de vitesse à 422 km/h. Une expérience qui fut finalement détrônée par les premières rames TGV.
L’auteur nous rappelle également quelques données inquiétantes : le fait, par exemple, qu’avant 1937, presque tout le trafic – fret et passagers – passait par le ferroviaire, contre seulement 10 % aujourd’hui. Pour rappel, le GIEC et la Convention citoyenne pour le Climat ont tous deux préconisé que la part du ferroviaire soit doublée d’ici à 2030... Il faudrait pour cela que les petites lignes soient remises en état. Las, l’État renâcle à la tâche et cherche à déléguer cette mission aux collectivités régionales déjà exsangues.
Monter à bord de wagons où le temps s’écoule lentement
Aujourd’hui, rénover des petites lignes traversant des zones à faible densité de population semble moins séduisant que financer des projets de ligne à grande vitesse pour relier des métropoles entre elles. Même si cela coûte significativement plus cher. Selon SNCF Réseau, le renouvellement des voies, hors caténaires, de la ligne Béziers Neussargues coûterait 161 millions. À titre de comparaison, le chantier plusieurs fois reporté de la ligne à grande vitesse Bordeaux-Toulouse, lui, se chiffre à plus de 10 milliards d'euros, indique l’auteur.
Outre ces chiffres marquants qui donnent à réfléchir, Silence sur le quai se démarque par la poésie qui se dégage de ses planches. Trains qui progressent dans la nuit enneigée, petite gare de moyenne montagne qui brille dans la nuit, palais élyséen où les jeux politiques se devinent par le va-et-vient d’ombres dans les couloirs, vue saisissante d’un viaduc rouge sang s’imposant au-dessus d’une rivière sombre… Tout donne envie, grâce aux traits gracieux d’Elliot Royer, de monter à bord de ces wagons où le temps s’écoule lentement.
Une fois le désir planté dans le cœur de ses lecteur·ices, Alain Bujak nous engage : « La mobilisation semble être aujourd’hui un moyen efficace et citoyen pour s’opposer à ces décisions qui nous déçoivent, et parfois nous révoltent, venues d’en haut, susceptibles de fragiliser des territoires, de participer aux inégalités, d’aller à contre-sens des évolutions sociétales. Des décisions dont il est légitime de se demander si elles servent le bien commun… ». Iconique, la ligne Béziers - Neussargues pourrait bien être le début d’une longue série de luttes ferroviaires.
Silence sur le quai, Elliot Royer & Alain Bujak, Futuropolis, 112 pages, 19 €