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Des militant.e.s et des juristes du monde entier veulent criminaliser les atteintes les plus graves portées à la nature. Ils créent le crime d’écocide dans le droit international. C'est un levier moins connu pour contraindre l’activité industrielle, mais une histoire passionnante et complexe. Elle traduit bien les difficultés à faire avancer la loi pour protéger l’environnement. En France, un texte de loi mentionne désormais le délit d’écocide, grâce notamment à la convention citoyenne pour le climat. Un délit et non un crime contre l'environnement, la précision a son importance, nous le verrons.
Écocide : le contexte
Selon le rapport Emissions Gas Report de 2019 de l’ONU, pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C en 2100 et ainsi respecter les accords de Paris sur le climat, il faut que les émissions de gaz à effets de serre (GES) dans le monde soient inférieures à 24 Gt éq-CO2 en 2030. À titre de comparaison, l’année 2020, année record en termes de baisse des émissions, ce sont un peu moins de 40 Gt éq-CO2 qui ont été rejetées dans l’atmosphère. Autant dire que la marche est élevée.
🖐 Pour rappel, l’accord de Paris est un traité international. Il contraint juridiquement 196 parties, dont la France, qui l’ont adopté lors de la COP 21 à Paris (2015).
La prise de conscience grandit chaque année dans l’opinion. Pourtant, les 100 entreprises responsables de 70% des émissions de GES déploient bien peu d’efforts pour l’environnement. Pire : elles sont encore soutenues par le système financier et politique, à coup de subventions et de crédits. Aucun texte de loi ne les contraignent. Un horizon décarboné et débarrassé des industries les plus dévastatrices pour l’environnement et le climat semble encore lointain.
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Écocide, une histoire ancienne ?
La guerre du Viêt Nam en déclencheur
Le concept d’écocide fait son apparition lors de la guerre du Viêt Nam, par l'intermédiaire du biologiste Arthur Galston. Celui-ci alerte sur les risques sur l’environnement et sur la santé des populations locales causée par l’opération américaine Ranch Handau. L’opération militaire américaine vise à défolier les territoires où l’ennemi peut se cacher. Autrement dit à tuer toutes formes de vie végétale, en déversant des millions de tonnes de « l’agent orange », un puissant herbicide dans l’environnement.
🖐 Pour la petite histoire, Arthur Galston himself a participé à des recherches sur ces produits toxiques pour Monsanto. Dow Chemical l'avait fait vingt ans auparavant.
Dans The Invention of Ecocide, l’historien américain David Zierler est relayé dans ses travaux par la juriste Valérie Cabanes. Il relate que, dès 1968, des voix s’élèvent au Viêt Nam pour qualifier cette opération d’écocide. C'est une « guerre contre une terre et des non-nés ». Mais le droit international ne reconnaît ni la nature ni les générations futures.
En 1972, pour son discours d’ouverture de la conférence de Stockholm, le Premier ministre suédois Olof Palme est le premier élu au monde à reprendre le concept d’écocide pour qualifier la guerre au Viêt Nam. À noter qu’en marge du sommet, et pour la première fois également, une manifestation en faveur de la reconnaissance d’une crime d’écocide est organisée.
Et depuis rien, ou presque
Vingt ans plus tard, en 1985, le « rapport Whitaker » propose d’inclure l’écocide en tant que crime autonome. Il serait alors aux côtés de celui de génocide mais aussi d’ethnocide ou génocide culturel à la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Le rapport affine alors la définition d’écocide. Ce sont « des changements défavorables, souvent irréparables, à l’environnement - par exemple par des explosions nucléaires, des armes chimiques, une pollution sérieuse et des pluies acides, ou la destruction de la forêt tropicale – qui menacent l’existence de populations entières, délibérément ou par négligence criminelle. »
Ce rapport signe le début de la bataille menée notamment par Doudou Thiam ou Christian Tomuschat. Tous deux juristes mandatés par l’ONU, ils font reconnaître par la Cour pénale internationale le crime d’écocide. Un concept qui est alors en pleine création. Le Statut de Rome créé finalement la Cour, en 1998. Elle juge « les quatre crimes les plus graves que sont le crime d'agression, les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le crime de génocide ». Pas de trace de l’écocide dans le projet.
🖐 A noter que la France fait partie des quatre pays qui ont refusé. Il s’agit sûrement du plus grand échec pour les défenseurs.ses de l’écocide en France.
Les accords de Paris auraient pu (dû) être un moment fort pour le projet de reconnaissance de l’écocide. Malheureusement, là encore, aucune trace dans le texte final et un simple renvoi vers la responsabilité des États.
Des divergences sur la définition de l’écocide
En parallèle de ces tentatives pour faire reconnaître l’écocide dans le droit international, des juristes s'affairent pour définir au mieux ce crime. Ce projet donne lieu à des oppositions sur le caractère intentionnel ou non de l’écocide. Et vous le savez, une définition, en droit, est loin d’être anecdotique.
Pour Lynn Berat, juriste et historienne, l’écocide concerne : « la destruction intentionnelle, en tout ou en partie, de l’écosystème mondial ». En droit, il s’agit donc d’une responsabilité objective. Pour reprendre les mots de Valérie Cabanes, c'est « la responsabilité liée aux conséquences de l’acte ne requérant pas nécessairement de prouver une intention de nuire ». Avec nos mots : peu importe si la destruction de l’environnement est intentionnelle, s’il s’agit d’une erreur, l’entreprise ou l’Etat doit être poursuivi pour crime.
De son côté, Laurent Neyret, juriste français et auteur de Des écocrimes à l’écocide, Bruylant, 2015 craint que ce principe de responsabilité stricte complique la mise en application d’un texte de loi. Et surtout qu’il effraie les États. Un crime d’écocide concerne, pour lui, les projets « commis intentionnellement et en connaissance du caractère généralisé ou systématique de l’action dans laquelle ils s’inscrivent. Ces actes sont également considérés comme intentionnels. Lorsque leur auteur savait ou aurait dû savoir qu’il existait une haute probabilité qu’ils portent atteinte à la sûreté de la planète et de l’environnement. »
Et pendant ce temps-là... des exemples de destructions de l’environnement qualifiés d’écocides
Quelques dates clefs, où la nature a subi des dommages importants. Voire, des dommages irréversibles de la part d’entreprises. Des présupposés délit ou crime d’écocide, puisque non reconnus comme tels par la loi :
- En 1984, à Bhopal en Inde, une fuite chimique dans l’usine de fabrication de pesticides d’Union Carbide tue 20 000 personnes. Quarante ans plus tard, plus de 100 000 autres habitant.e.s continuent de souffrir de graves problèmes de santé.
- En trente ans d’exploitation pétrolière en Équateur, entre 1965 et 1992, l’industriel pétrolier américain Chevron Texaco a dévasté des territoires indigènes de l’Amazonie. Il a également empoisonné plus de 30 000 de ses habitant.e.s. Ces derniers vivent désormais dans la zone au taux de cancer le plus élevé d’Amérique latine.
- Lors de l’explosion de la plateforme pétrolière offshore DeepWater Horizon en 2010, exploitée par BP dans le golfe du Mexique, ce sont 800 millions de litres de pétrole brut qui se répandent dans la zone, menaçant environ 400 espèces animales et s’échouant sur plus de 2 100 km de côtes.
- Monsanto, pour l’ensemble de son projet.
Il existe des centaines de projets qui détruisent en ce moment leur environnement. Ils ne sont bien sûr pas poursuivis par la justice pour délit et encore moins pour crime. L’ONG End Ecocide on Earth les a compilés ici.
Vers une reconnaissance du crime d’écocide au niveau international ?
Le citoyen va accélérer le projet de reconnaissance
Première acte en 2014 lorsque le mouvement End Ecocide on Earth lance le projet d’initiative citoyenne européenne (ICE). Face au manque de signatures, la Commission Européenne ne peut discuter le projet. Mais cette ICE a contribué à faire connaître le concept dans l’opinion. Il a mobilisé des associations de juristes internationaux, qui signe en janvier 2014 la Charte de Bruxelles.
Deuxième acte en 2017 avec le « Tribunal Monsanto » et ses deux objectifs : « livrer un avis juridique consultatif sur les dommages sanitaires et environnementaux causés par la multinationale Monsanto, contribuant ainsi au débat visant à inclure le crime d'écocide dans le droit criminel international ; mettre à disposition des populations partout dans le monde un dossier légal pouvant être utilisé dans des poursuites contre Monsanto et des entreprises similaires ». Ce tribunal, au fort écho médiatique, a démontré que la justice peut être une arme contre l’impunité de certaines multinationales.
Des actes portés par la société civile
Les troisièmes, quatrièmes, cinquièmes... actes comprennent toutes les attaques en justice menées par des ONG, des juristes et des citoyens.nes contre des gouvernements :
- En décembre 2018, l’ONG Notre affaire à tous, qui regroupe Oxfam France, Greenpeace France et la Fondation pour la Nature et l'Homme, a lancé la pétition pour l'Affaire du siècle. Résultat : plus de deux millions de signatures (un record pour la France). Fort de ce plébiscite, le 14 mars 2019, les 4 ONG ont déposé au tribunal administratif de Paris une action en justice contre l'État français. Elles dénoncent son inaction face au changement climatique.
- En décembre 2019, la Fondation Urgenda a remporté son procès contre le gouvernement néerlandais. Ce dernier est contraint par la justice de relever ses ambitions en termes de diminution des émissions de gaz à effet de serre. Le gouvernement néerlandais devait ainsi s’engager dans un projet de réduction d’émissions de CO2 du pays de 25% par rapport à celles de 1990 d'ici à fin 2020, selon la loi.
Intentionnelle ou pas, telle est la question : le cas français
Entre crime et délit, la Convention Citoyenne pour le Climat a tranché
En mai 2018, la Cour suprême colombienne a reconnu l’obligation de l’État de protéger les citoyens. L’État doit également protéger le vivant et l’environnement de la menace climatique. Ce sont 25 jeunes plaignants qui ont saisi la Cour pour faire prendre à l’État ses responsabilités.
En France, la convention citoyenne pour le climat a également vu dans le crime d’écocide un outil efficace pour protéger l’environnement. Comme base d’un futur texte de loi, les membres se sont emparés d’un concept clé : les limites planétaires. Par la même occasion, cela simplifie la définition du crime d’écocide.
C’est en 2009 que le concept de limites planétaires apparaît pour la première fois. Et ceci via par une équipe internationale de chercheurs. Elle est menée par Johan Rockström du Stockholm Resilience Centre et Will Steffen de l’Australian National University. L'équipe identifie neuf processus et systèmes « régulant la stabilité et la résilience du système terrestre, qui garantissent à l’Humanité de se développer et de pouvoir durablement vivre dans un écosystème sûr et un environnement stable ». Des seuils impactant définissent ces neufs limites planétaires, comme le changement climatique ou la pollution chimique.
Pour le gouvernement, ça sera un délit d’écocide et non un crime
Le gouvernement n’a pas pris en compte les travaux de la Convention citoyenne pour le climat pour la mise en place du « délit d’écocide » en France. On parle plus précisément du « délit de mise en danger de l’environnement, qui viendra sanctionner la mise en danger délibérée de l’environnement par des violations délibérées d’une obligation » voté par les députés en avril 2021.
Dans le détail, on est effectivement loin du crime contre le climat que défendent certain.e.s juristes depuis des décennies et les membres de la convention citoyenne pour le climat. Selon Barbara Pompili, « le délit d’écocide s’appliquent aux atteintes les plus graves à l’environnement au niveau national et prévoit des peines allant jusqu’à dix ans de prison et 4,5 millions d’euros d’amende ».
Dans Le Monde, on peut lire que le « délit d’écocide s’appuie sur un renforcement des sanctions pénales applicables en cas de pollution des eaux, de l’air et des sols, mais est caractérisé par l’« intentionnalité » de la pollution ». Et vous savez désormais que ce terme dédouane pas mal de projets pourtant destructeurs pour le climat... Total n’a, par exemple, pas intentionnellement déversé les millions de litres de pétrole de l’Erika sur les côtes bretonnes en 2009.
Sur les limites planétaires, le ministère de la Transition écologique reconnaît lui-même dans son Rapport sur l’état de l’environnement en France de 2019, que le pays dépasse actuellement six des neuf limites planétaires. Aucune mention n’en est pourtant faite dans le projet de loi.
Écocide dans la loi : des pays qui donnent l’exemple
Heureusement, tous ces travaux de juristes depuis les années 1960 ont inspiré des pays. Certains ont reconnu en droit interne le crime d’écocide. C'est le cas de la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, la Géorgie, la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie et l’Arménie. Tous qualifient l’écocide de crime contre la paix et la sécurité de l’humanité dans leur texte de loi nationale. Enfin, le plus symbolique, le Vietnam. Le pays qualifie de « crime contre l’humanité » « les actes d’écocide ou la destruction de l’environnement naturel ».
Mais vous l’aurez compris ce qui changerait la donne, ce serait une reconnaissance de ce crime (et non délit) contre l’environnement et le climat dans le droit international. La Belgique, en décembre 2020, a plaidé pour que les membres de la cour pénale internationale examinent ultérieurement « la possibilité d’introduire les crimes dits d’écocide » dans le traité, et ainsi dans le droit international. Une première pour un pays membre de l’Union Européenne. Qui seront les suivants ? Malheureusement, six ans après les accords de Paris, la France n’en a toujours pas fait son projet.