Depuis 30 ans, l’artiste Simon Faithfull explore sa relation à la Terre. En amont de l’exposition "Entanglements" aux Galeries Polaris en février 2023 à Paris, il nous raconte comment il entremêle science et onirisme pour explorer son rapport à la planète.
Vous dites étudier la terre comme un « objet sculptural ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Simon Faithfull : Durant toute mon enfance, j’ai pris mes petits-déjeuners sous un grand poster de Earthrise, la photo de la Terre prise depuis la Lune durant la mission Apollo 8. Pour beaucoup de gens, cette image représente une sorte de réveil écologique, parce que le contraste entre ce bleu et ce vert flottant dans le noir de l'espace et la poussière sèche de la lune est incroyablement puissant ! Cette vision s'est en quelque sorte infiltrée en moi. Je suppose que c'est quelque chose qui a fait basculer ma conscience, et qui m’a fait me dire que nous vivons dans une petite bulle. Je suis fasciné depuis de nombreuses années par la science et l'apprentissage de l'environnement de la planète. Mais dans mon art, je pars de ma propre expérience, de celle d'une personne se tenant sur cette sphère et essayant de la comprendre. Où est-ce que je me trouve ? Qu'est-ce qui m’entoure ? Quels sont les hauts, les bas, les droites et les gauches de tout ça ?
« Aborder la science avec une approche artistique me semble intéressant »
SIMON FAITHFULL
La plupart de mon travail a donc consisté à essayer de trouver les textures et les sentiments que me rapporte la planète, d'expérimenter des points sur cette sphère qui me permettent de mieux la comprendre d’un point de vue subjectif.
À cette approche sensible, vous mêlez beaucoup d’informations scientifiques pour obtenir des connaissances sur la planète. Comment faites-vous cohabiter art et science ?
S. F. : Aborder la science avec une approche artistique me semble intéressant parce que je trouve que les scientifiques ont souvent cet absolutisme de croire que la science détient toute la vérité, et c'est ce que je me retrouve à remettre en question. Par exemple, j’ai fait une résidence au Musée d'Histoire Naturelle de Berlin durant laquelle je me suis penché sur la manière dont notre propre système de classification des êtres vivants est arbitraire. La taxonomie en tant que système est très utile, mais elle conduit à une idée darwinienne que toutes les espèces divergent les unes des autres.
Nos systèmes économiques sont également basés sur cela, c'est une sorte de darwinisme de droite qui assure que la concurrence féroce dans les affaires est un processus naturel. Mais d'autres biologistes évolutionnistes ont fait remarquer qu'en fait, la collaboration et la symbiose existent aussi entre les espèces, comme par exemple avec le lichen, qui est le résultat d'une plante vivant à l'intérieur d'un champignon, qui s'enrichissent mutuellement, et vivent l'un dans l'autre. Il y a aussi les fruits, qui sont une sorte de contrat de collaboration entre un animal qui mangerait un fruit produit par un arbre comme un cadeau, et qui ensuite rejetterait ses pépins à différents endroits, produisant ainsi plus de pommiers. Nous sommes loin d’être en concurrence permanente les uns avec les autres, et nous avons de nombreux exemples montrant des stratégies de survie collaboratives entre espèces.
En mettant en place mon propre système de classification des animaux, j’ai compris que les humains utilisent ce « nous » qui nous place au-dessus de tout le reste du vivant. Mais je crois que la science commence à se rendre compte que c'est une posture très arrogante.
Quelle est la dernière fois où vous vous êtes senti humble face à la nature ?
S. F. : Je reviens d’Islande où j'ai travaillé sur mon projet d'art public « Erratics », dans le cadre duquel j'ai transporté des pierres depuis des endroits reculés du monde entier jusqu'à l'université de Cambridge, en Angleterre, et où j'ai créé des « blocs erratiques » : des pierres qui se trouvent dans le mauvais paysage, le plus souvent à cause de l'activité glaciaire... Là-bas, j’ai été fasciné par les mythes des trolls et des elfes, et par les anciennes croyances : le paysage y est tellement actif, ce n'est pas un arrière-plan passif mais un personnage central et actif, et c'est très facile de croire qu'il existe une sensibilité dans ces pierres.
« Le paysage y est tellement actif, ce n'est pas un arrière-plan passif mais un personnage central et actif »
SIMON FAITHFULL
En parallèle de cette ambiance surnaturelle, j’ai étudié la volcanologie : l'Islande est comme une remontée de magma, permise par une faille dans la peau de la terre (l’île est quasi-intégralement constituée de terres volcaniques, et elle positionnée au dessus de l’intersection entre la plaque américaine et la plaque eurasiatique ndlr). J’ai réalisé que le magma est très, très proche de la surface terrestre, et que régulièrement, il éclate et un nouveau volcan se forme. L’approche scientifique montre aussi que tous les paysages sont vivants, et en Islande c'est particulièrement plus clair, avec les coulées de lave et la vapeur qui sort du sol par endroits.
© Simon Faithfull
Cinq jours après mon arrivée, une nouvelle éruption a eu lieu. J'ai fait frire des œufs sur la pierre et j’ai capté des séquences vidéo de moi faisant corps avec le volcan. J'ai beaucoup appris sur les profondeurs de la terre et comment nous marchons sur cette peau très fine, c’est un peu comme une tasse de chocolat chaud, où quand il refroidit se forme une sorte de peau de lait.
Toute l'Islande produit un effet d'humilité. Pourtant, une grande partie est très touristique : il y a des files de marcheurs qui traversent le paysage, ça ressemble à un pèlerinage. Mais curieusement, même le tourisme de masse semble ne pas pouvoir écraser ce genre d’environnement parce que les gens semblent insignifiants à l'échelle d’un volcan et de sa puissance.
Ces explorations touchent aux limites de la planète et de la manière dont l’humain interagit avec la nature, souvent en essayant de la contrôler. Votre travail a-t-il vocation à sensibiliser le public à l’anthropocène ?
S. F. : Je ne fais pas mon travail selon un motif politique, et en même temps, je pense qu’en tant qu’être humain sur cette planète en ce moment, il serait très étrange que je ne sois pas affecté par la précarité de notre position.
Je pense surtout que mon travail reflète un onirisme. Mes œuvres présentent des actions très simples, comme une image de moi marchant au fond de la mer : c'est quelque chose qui peut arriver dans un rêve mais pas dans la réalité. Mes travaux puisent parfois dans les angoisses ou dans les rêves, ou bien dans une sorte d'état subconscient collectif.
Par exemple, j’ai travaillé sur un bâtiment en Floride qui a été construit dans les années 70 par un ingénieur pétrolier. Il incarne cette sorte de modernisme utopique où les gens croient que dans le futur, nous vivrons dans des bulles sous l'océan, que nous transcenderions la nature en somme, comme si nous étions au sommet d'un processus avec l’environnement et que nous allions laisser la terre derrière nous. D'une certaine manière, il a été construit comme une sorte de bulle pouvant résister aux forces de la nature, or il n'a existé que 12 ans, avant qu’un ouragan ne le détruise. Puis d'autres ouragans ont balayé l'île, et le bâtiment s'est échoué dans l'océan. Pour moi, il représente l'illusion que les humains seraient séparés du reste de la planète, et du reste des espèces, alors que nous sommes totalement entrelacés, enchevêtrés, massivement interdépendants de tout le reste.