Oui, le numérique a une matière

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màj en mars 2024

Lorsque l’on pense au numérique, la plupart d’entre nous voit un objet rectangulaire équipé d’un clavier ou d’un écran tactile permettant de rechercher et d’envoyer des informations plus ou moins cools. Raphaëlle Kerbrat, elle, voit des ondes électromagnétiques, de l’électricité, des LEDs, des morceaux silicium… et compte bien nous les faire voir aussi. Pour l’artiste chercheuse, comprendre la matérialité du numérique est un premier pas pour prendre conscience de son impact environnemental. 

40 : c’est le nombre moyen de matériaux qui composent nos smartphones. Et c’est sans compter les antennes relais, satellites, box Wi-Fi, câbles optiques et data centers qui permettent de les faire fonctionner. Vous l’aurez compris : l’immatérialité du numérique est une chimère, et alors que nous fêtons les 15 ans du premier iPhone qui servit de référence pour les téléphones dont nous sommes tous équipés, il est grand temps de comprendre ce qu’il se passe en coulisses lorsque nos doigts pianotent en toute insouciance sur nos claviers. C’est en tout cas ce que pense l’artiste Raphaëlle Kerbrat, doctorante au laboratoire de recherche de l'École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs où elle étudie l'empreinte physique des données et ses modes de perception. Car le numérique, c’est avant tout une colossale quantité de données, c'est-à-dire d’informations encryptées avec des 0 et des 1 qui circulent et sont stockées. Mais pour saisir ce qui permet à la « magie » numérique d’opérer, pas question d'ajouter un énième graphique rendant compte de données issues d’un tableur Excel : pour l’artiste, les données et les phénomènes qui les accompagnent ont aussi leur place dans le champ physique, et nous pouvons en faire l’expérience par nos sens. 

Fibroscopic Network © Raphaëlle Kerbrat
lentille faite en sections de fibre optique

Fermez les yeux, et faites l’expérience : si l’on vous dit « esthétique du numérique », qu’est-ce qui apparaît dans votre esprit ? La plupart d'entre nous verra des applications, des émojis, des designs d’ordinateur ou de téléphone. Autrement dit, ce qui est visible « à portée d'œil ». Raphaëlle Kerbrat, elle, est plutôt du genre à dévisser son ordinateur pour aller voir ce qu’il se passe dedans, et fait partie de cette minuscule catégorie de personnes pouvant se vanter de savoir à quoi ressemble un processeur. « Je cherche à renouer avec le rapport aux matériaux que nous avons perdu, explique l’artiste, et proposer de nouvelles formes symboliques et esthétiques qui puissent rendre compte de l'empreinte physique des données ». Cette approche matérielle rappelle une chose : nos actions « virtuelles » n’existent pas sans énergie pour alimenter nos outils, les serveurs et les centres qui accumulent nos avalanches de données, ni sans matériaux issus de mines et d’usines parfois très polluantes ou peu respectueuses des droits humains. Si son but n’est pas de dénoncer vigoureusement l’impact matériel et donc environnemental et humain du numérique, la plasticienne tend au moins à ce que nous soyons en mesure de conscientiser le numérique dans sa globalité, faces cachées comprises. 

Les données et les phénomènes qui les accompagnent ont aussi leur place dans le champ physique, et nous pouvons en faire l’expérience par nos sens.

Présent partout, visible nulle part 

Il faut dire que certains phénomènes numériques sont particulièrement difficiles à percevoir par les humains, car silencieux et invisibles à l'œil nu : c’est par exemple le cas des ondes qui relient nos relais Wi-Fi à nos ordinateurs. Ces fréquences qui nous entourent au quotidien, Raphaëlle Kerbrat en perçoit les mouvements et les met en scène à travers sa pièce Bug Antenna, où deux antennes télescopiques réagissent en fonction des réseaux wifi qui se trouvent aux alentours. Devant les tiges qui s’agitent, on ne peut s’empêcher d’accorder une pensée à ces personnes électrosensibles dont la tranquillité, depuis le début de la téléphonie mobile, est perturbée par la moindre réception d'un SMS. 

Vidéo : Bug Antenna © Raphaëlle Kerbrat

Moins évanescente que les ondes, la partie du numérique que l’artiste préfère se cache sous nos claviers : « ma rencontre avec le silicium a été comme un coup de foudre, confie-t-elle. C’est un matériau semi-conducteur très lourd et froid, comme du verre mais métallique, qui est utilisé pour la fabrication des transistors. C'est la matérialité du numérique à l'état brut : un ordinateur, c'est un milliard de transistors mis les uns à la suite des autres pour réaliser des opérations logiques ». 

Vidéo : Silicon Landscape © Raphaëlle Kerbrat

Les géniteurs de la Silicon Valley l’avaient compris : difficile de trouver meilleur matériau pour représenter le numérique, et pourtant, rares sont celles et ceux qui ont déjà vu ce métalloïde – composant 25,7 % de la croûte terrestre – de leurs propres yeux. Qu’à cela ne tienne : dans sa vidéo Silicon Landscape, Raphaëlle Kerbrat nous familiarise avec cette matière inconnue en zoomant littéralement dessus. De son côté, l’ordinateur Si (1-bit Computer) met ses transistors à nu sous la forme de morceaux de silicium à l’état brut, et nous offre l'occasion d’assister à une opération computationnelle aussi poétique que logique. 

Si (1-bit Computer) © Raphaëlle Kerbrat

Balade en forêt numérique

Renouer avec les matériaux qui font le numérique que nous côtoyons au quotidien, c’est aussi ouvrir les yeux sur ce qui est tellement présent qu’on ne le voit plus : c’est par exemple le cas de ces grandes antennes émettrices de 4G et 5G qui parsèment nos paysages et qu’on ne verra bientôt plus, au même titre que les fils électriques qui strient les rues. Certains opérateurs prennent quand même la peine d’en camoufler certaines en les déguisant en… arbres-antennes. Frôlant l’absurde, ces structures recouvertes de plastique faussement organique en ont inspiré d’autres à la doctorante, qui prennent la forme d’antennes-arbres : alimentées par des câbles de cuivre faisant office de racines, les fines antennes captant l'environnement électromagnétique déploient leurs ramifications selon une géométrie indiquée par un algorithme. Selon la forme de leur arborescence, la puissance des signaux captés est différente, et le « tic tac » sonore des aiguilles indiquant leur puissance rappelle la l’instabilité de ces flux.

Arbor Antennarum © Raphaëlle Kerbrat

Mais pour arriver jusqu’à ces antennes, les ondes électromagnétiques suivent une trajectoire imperceptible à l'œil nu. Pour matérialiser ces danses spatiales, l’artiste-chercheuse a modélisé en 3D les formes issues du rayonnement électromagnétique d'antennes. Selon la structure de ces dernières, ces formes aux allures de chantilly prennent différentes courbes mais offrent toutes un visage onctueux et organique à ce numérique que l’on commence à percevoir sous un jour nouveau.

Wireless © Raphaëlle Kerbrat 
Détail de l’exposition « Paysages Immatériels » avec Siana –
L’imaginaire des technologies à A.N.A.S - Evry-Courcouronnes en 2021​​

Mêlant cynisme et poésie, le travail de Raphaëlle Kerbrat détourne plus qu’il n'alerte, concentré sur sa volonté de faire sentir à son public la matérialité du numérique. « Dans mon travail, la matérialité du numérique est tellement abstraite que de se la figurer et de la rendre sensible, ça peut aider à se dire ok quand j'écris un mail, je prends note de cette matérialité là” », partage l’artiste. L'approche critique que j'entretiens aux technologies numériques passe par l'observation, l'amplification et le détournement. « Je pense que ce n’est qu’une fois qu’on comprend comment marche le numérique que chacun peut se construire un esprit critique et se demander ce qu'on est en train de faire avec ça, est-ce que c'est intéressant ou est-ce qu'on part dans la mauvaise direction ? ».

Image à la Une : Si (1-bit Computer) © Raphaëlle Kerbrat

Mathilde Simon
Mathilde est journaliste spécialisée sur les problématiques environnementales, les sujets artistiques et l'impact du numérique sur la société, le tout sous un angle résolument optimiste.
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