Dans un nouvel essai mordant, l’historien des sciences et chercheur au CNRS Jean-Baptiste Fressoz dénonce le concept « transition énergétique » comme un mythe qui ne se vérifie pas matériellement et est utilisé comme « futur politiquement correct des industriels ».
C’est le mantra du nouveau livre de Jean-Baptiste Fressoz : le nouveau n’a pas fait disparaître l’ancien. Dans Sans transition, l’historien des sciences fait la démonstration implacable que la consommation de charbon n’a pas diminué avec l’avènement du pétrole, pas plus que la consommation de bois n’a diminué avec la découverte du charbon. Au lieu de se substituer les unes aux autres – ce que nous vendent les « récits « phasistes du passé », selon lesquels il y aurait un « âge du bois », un « âge du charbon » et un « âge du pétrole » – ces énergies se sont en réalité accumulées dans nos sociétés modernes depuis le XIXe siècle. Pire, elles se sont même auto-alimentées.
Un exemple parmi tant d’autres : les mines de charbon de la révolution industrielle n’auraient pas jamais pu voir le jour sans les centaines de millions de mètres cubes d’étais de bois destinés à soutenir les galeries souterraines. « En volume, la Grande-Bretagne consommait donc plus de bois pour son énergie en 1900 qu’à l’époque pré-industrielle » tranche Fressoz. Même constat pour l’or noir : « Au XXe siècle, comme aujourd’hui, le pétrole est pompé par des machines en acier, il est transporté par des bateaux, des wagons-citernes ou des pipelines en acier, il est raffiné dans des usines en acier et finit brûlé par des moteurs en acier faisant avancer des engins en acier. Et pour l’essentiel, cet acier est produit avec du charbon ». Contre une idée répandue, ce combustible fossile n’a d’ailleurs pas connu son heure de gloire au Europe au XIXe siècle mais bien aujourd’hui, à l’autre bout de la planète. De fait, « des puissances asiatiques moyennes comme l’Australie et l’Indonésie extraient actuellement deux fois plus de charbon que les géants des années 1900 comme l’Angleterre ou les États-Unis. À bien des égards, le charbon est une énergie nouvelle », rapporte Fressoz.
La transition énergétique participe de la construction d’un futur réconfortant
La fameuse « transition énergétique » dont on nous rebat les oreilles à longueur de journée n’a donc, en réalité, jamais eu lieu dans le passé et ses chances d’advenir dans un futur proche (rappelez-vous, l’objectif de neutralité carbone est pour 2050) sont donc extrêmement minces. Alors pourquoi ce concept est-il tellement à la mode ? C’est qu’il porte en lui un avenir réconfortant, estime Fressoz : si l’histoire nous a prouvé que nous pouvions modifier nos systèmes énergétiques, alors nous pouvons également nous défaire de notre dépendance extrême aux fossiles et ainsi éviter les drames promis par le dérèglement climatique. Problème, il est aujourd’hui extrêmement compliqué de « s’auto-amputer » des trois quarts de l’énergie mondiale que nous consommons, rappelle Fressoz. Décarboner massivement des secteurs clés comme la sidérurgie ou la cimenterie en un temps record relève en effet quasiment du miracle.
Dans l’ensemble, parler de « transition énergétique » est donc une manière commode d’éviter de regarder la réalité en face et de mettre en place des mesures de décroissance, estime l’historien : « Grâce à la transition, le changement climatique appelle à un changement de technologie et non de civilisation ». Les majors pétrolières l’ont d’ailleurs bien compris. Total s’est récemment rebaptisée en TotalEnergies et British Petroleum a un temps caressé l’idée de se renommer Beyond Petroleum… « Le message, partout répété, est que les compagnies pétrolières agissent pour la transition énergétique, mais celle-ci étant un long processus, elles sont bien obligées, en attendant, de pomper, de forer et même d’explorer, presque à contrecœur […] La transition énergétique est devenue le futur politiquement correct du monde industriel ».
Que faut-il faire de ce paquet de connaissances déprimantes ? Fressoz, qui se positionne toujours en tant qu’historien, se garde bien de le dire. Son objectif est plutôt de nous encourager à nous montrer vigilants à l’égard du mythe de la « transition énergétique », devenu depuis quelques années l’horizon indépassable et rarement questionné des gouvernements comme des entreprises. Rien que pour cela, son livre mérite d’être lu.
Place à l’action émancipatrice des rêves ! Après avoir, pendant près d’une décennie, sondé les causes du dérèglement climatique et documenté les effets d’un possible effondrement – de Pablo Servigne à Philippe Descola –, la collection « Anthropocène » des Éditions du Seuil, dirigée par l’historien Christophe Bonneuil, veut désormais envisager l’avenir sous le prisme de l’espoir. Sans Transition est le premier ouvrage à paraître dans cette nouvelle collection scrutant les utopies transformatrices et rebaptisée pour l’occasion « Écocène ».
Sans Transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz, Le Seuil, 416 pages, 24 euros