
Premier ouvrage grand public sur les battues des grands patrons en Sologne, l’enquête de Jean-Baptiste Forray montre que le capitalisme a même réussi à dénaturer la chasse, pratique centenaire.
Il y a passé une partie de ses week-ends et de ses soirées. En parallèle de son travail de rédacteur en chef délégué de La Gazette des communes, Jean-Baptiste Forray a mené, pendant près d’un an et demi, une vaste enquête sur les grandes fortunes nouvellement installées en Sologne afin d’y pratiquer une chasse industrielle, à la limite de la barbarie. Le point de départ de cette investigation au long cours ? Une voix. Celle de Bertrand Sajaloli, géographe interviewé sur France Culture en 2022 à propos des pratiques cynégétiques des grands patrons en Sologne. « Il évoquait ces marquis, ces grands ducs, ces industriels, l’univers du film La Règle du jeu de Renoir, ces braconniers du coin, le roman Raboliot de Maurice Genevoix, ces ultra-riches qui avaient fait florès… Je me suis dit qu’il y avait un décor assez romanesque à explorer », explique l’auteur, contacté par téléphone.

Sur le terrain pourtant, la réalité est assez sordide. Au cours des dernières décennies, les princes des affaires se sont accaparés la Sologne, soit 500 000 hectares principalement composés de bois et d’étang, situés à deux heures de Paris. « De feu Olivier Dassault à la famille Bouygues, des illustres fratries, Bich (stylos Bic), Seydoux (cinémas Pathé), Wertheimer (Chanel), de Claude Bébéar (Axa) au coiffeur Franck Provost et au richissime producteur télé Claude Berda, chacun possède qui sa gentilhommière, qui son manoir, qui son château » apprend-t-on. Les géants du CAC 40 s’y rendent régulièrement pour chasser cerfs et surtout sangliers dans de gigantesques parcs grillagés, où les bêtes n’ont presque aucune chance de survie. « La plus vaste zone Natura 2000 d’Europe abrite la plus grande cage de fer du Vieux Continent », dénonce le journaliste.
Univers concentrationnaire
Dans ces domaines entourés par des kilomètres de béton et de fer, l’hubris domine. Quelques 4 000 canards peuvent être tirés en quelques heures par seize participants armés de fusils semi-automatiques. Des centaines de sangliers sont abattus dans une même journée, « l’équivalent d’une saison de gros gibier des années 1970 qui tombent sous les balles ». Comble du sinistre, les cadavres sont entassés le soir sur une colline pour épater la galerie. Afin de faciliter la tâche à ces fous de la gâchette, des centaines de miradors et caméras de vidéosurveillance sont placés un peu partout sur les terrains de chasse. Victimes collatérales de cette boucherie, les rabatteurs et leurs chiens sont eux-mêmes blessés gravement par les sangliers qui tentent de s’échapper. De quoi en dégoûter plus d’un. « La chasse en enclos est à la chasse naturelle ce que la pornographie est à l’érotisme », condamne Jean-François Bernardin, président de l’Association des chasseurs et des amis de la Sologne.

C’est peut-être le cœur de cette enquête : la description minutieuse et révoltante de cet univers concentrationnaire. Les bêtes y sont gavées de croquettes pour chiens et de granulés pour poissons, le tout arrosé de médicaments pour éviter qu’elles ne passent l’arme à gauche pendant la battue. Des sangliers venus des pays d’Europe de l’Est, où sévit la fièvre porcine africaine, sont même importés pour s’assurer que les invités ne manquent pas de cibles. Dans ce « musée des horreurs », où la consanguinité animale règne, beaucoup de chasseurs s’attendent ainsi à une épidémie… qui pourrait se transmettre à l’homme. Comme les propriétaires ne peuvent écouler ces monceaux de gibier, les cadavres des sangliers sont parfois enterrés à la va-vite et recouverts de chaux. Or ces charniers pourraient, à terme, polluer les nappes phréatiques. Au-dessus, « la terre est retournée comme un champ après le labour, plus rien ne survit, toute la petite faune a disparu » soupire Jean-Baptiste Forray.
Les chemins de traverse de l’investigation
Le journaliste n’a jamais pu échanger directement avec ces riches propriétaires, protégés par leurs hauts murs et la culture de l’omerta, profondément ancrée dans la région. « Beaucoup de gens sont mécontents mais il s’agit d’une majorité silencieuse. La région vit encore de la chasse, personne ne veut vraiment scier la branche sur laquelle ils sont assis » souligne Jean-Baptiste Forray. Pour obtenir des informations, ce dernier a donc dû passer par des chemins de traverse : s’entretenir avec des anciens gardes-chasse, les invités aux traques, les rabatteurs, les armuriers, approcher les personnels de maison, les restaurateurs, les études de notaire, ou tout simplement le voisinage.
Au fil de ses recherches, il a fini par reconstituer un monde solognot ulcéré par ces nouveaux châtelains, enfermés dans leur bulle de luxe et de débauche. Ignorant les villages alentours, les barons de l’industrie rejoignent leur domaine en hélicoptère depuis Paris en emmenant souvent leurs propres traiteurs dans les bagages. Pire, ils s’opposent à l’implantation de nouvelles entreprises sur place, qui pourraient troubler leur activité favorite. Avec une plume enlevée, l’auteur raconte ainsi les combats homériques entre les élus locaux, déterminés à faire revenir l’activité économique sur leur territoire et ces grands patrons, uniquement soucieux de faire perdurer leurs plaisirs dominicaux. « Ce sont ces pratiques qui me font parler de séparatisme des ultra-riches » assume l’auteur.

Depuis les années 2000, les grands propriétaires ont agrégé contre eux des aristocrates pratiquant une chasse traditionnelle ainsi que des agriculteurs du coin membres de la FNSEA. « Ce qui est intéressant, c’est que la fronde ne vient pas tellement des écolos des villes mais des acteurs locaux, plutôt engagés à droite » souligne le journaliste. La colère enfle au point qu’en février 2023, une loi est votée à l’Assemblée nationale, qui limite l’engrillagement des parcs. Cette victoire inespérée est cependant en demi-teinte. Pour le moment, « les murs de fer restent bel et bien debout » et en Sologne, personne ne croit vraiment que les « grandes personnes » vont être punies. Charge violente contre l’impunité de cette nouvelle caste, le livre de Jean-Baptiste Forray pourrait cependant changer la donne.
Les Nouveaux seigneurs, Jean-Baptiste Forray, Les Arènes, 288 pages, 20€







