
À 7 ans, Chiara tombe malade. Avec sa mère, elle vit à côté de l’un des plus grands complexes pétrochimiques d’Europe, responsable de centaines de cancers et de morts. Et pourtant elles restent. Comme les 180 000 habitants de cette région sacrifiée. Qu’est-ce qui les empêche de fuir ? Que faire lorsque la connaissance n’entraîne plus l’action ? Comme une allégorie de notre monde actuel, et malgré des non-dits discutables, le film-documentaire franco-italien Toxicily montre sensiblement le silence et la résignation, et met en lumière l’un des plus grands scandales environnementaux et sanitaires contemporains. Bienvenue à Augusta, l’anti dolce vita sicilienne.
Toxicily : expérience anthropocène
La première fois que le réalisateur François-Xavier Destors s’est rendu à Augusta en 2019, l’odeur l’a pris à la gorge. Nauséabonde. L’expérience est « sensorielle » dit-il. Raffineries à perte de vue, un air irrespirable mais c’est le silence des gens qui le frappe. Avec Alfonso Pinto, l’autre co-auteur du film, ils perçoivent «quelque chose d’absurde » à seulement une demie-heure de voiture de la bella Syracuse. La population est comme anesthésiée par la folie dans laquelle ils vivent. Vu le nombre de cancers dans la région, il y a pourtant de quoi s’inquiéter. Les chiffres ? Rares tant le sujet est sensible affirment les auteurs de Toxicily. Dans les années 80, un cancer sur quatre aurait été lié à cette pollution selon certaines études. Un personnage du film accuse même les autorités d’avoir fermé la maternité locale à cause du nombre outrageusement élevé de naissances d’enfants difformes ou mort-nés.
Des actions contre Total et consorts ? Pas ici. Si l’industrie des énergies fossiles est aujourd’hui massivement critiquée, on revient de loin. Augusta ne le sait que trop bien. Dès les premières minutes, le film déroule des archives datant de l’arrivée des raffineries dans la région, en 1949. De l’or noir en Sicile ? « Pour les jeunes, c’est la certitude d’une vie meilleure et de plus vastes horizons ». Face à la mer, près d’un amas de tuyaux en construction, un enfant ravi lèche du fioul. On croit rêver. Soixante-dix ans plus tard, la situation sur place reste peu couverte. Alfonso Pinto, bien que Sicilien, connaissait mal le sujet avant de l’intégrer à ses travaux universitaires. À Lyon, il planche sur les esthétiques de l'anthropocène de la question environnementale et l’expérience de citoyens qui habitent dans des sites pollués. C’est dans ce cadre qu’il contacte François-Xavier, déjà réalisateur du film Norilsk, l'étreinte de glace sur l’une des villes les plus polluées de la planète. Et le monde de la recherche rencontre le cinéma sur grand écran, fait notable tant il est marginal.
« Arrêter de faire des films à la Erin Brockovich »
Pour les cinéastes, le défi est grand. Comment filmer la résignation ? Comment rendre justice au silence ? « On s’est très vite rendu compte que le film d’enquête, tel que l’auraient voulu certains diffuseurs, n’était pas possible », explique François-Xavier. Avec Alfonso, ils voulaient à tout prix éviter « une guerre entre experts comprenant langue de bois et données, alors qu’il s’agit de vies humaines ». François-Xavier précise « Il y a aussi un désir d’arrêter de faire des films à la Erin Brockovich, qui nous rassurent sur notre fauteuil de spectateur parce qu’un héros a mené le combat à notre place. Là ce n’est pas le cas, c'est un film réflexif qui interroge les moyens de la lutte quand la lutte n'est plus possible. Cela doit tous nous interpeller. Le cinéma joue ce rôle ».
À l’écran, le dispositif reprend le précédent long-métrage de François-Xavier : « l’idée était de faire en sorte que le territoire soit le personnage principal et se nourrisse d’une diversité de profils et de générations. Il était hors de question de centrer le film autour d’une personne et d’une seule lutte ». Résultat, les usines sont partout, de nuit, de jour, en fonctionnement, désaffectées telles d’immenses cathédrales, avec ou sans les personnages, l’Etna parfois en fond, ça et là la nature, le sable et les palmiers offrant de très belles images de l’enfer (chef opérateur, Jean-Gabriel Leynaud). Avant de tourner, Alfonso avait deux idées en tête : « l’une des références visuelle était la série True Detective qui se passe dans le couloir pétrochimique louisianais. Je me suis également inspiré de mes recherches sur ce que j’appelle le “sublime toxique”, qui surgit du rapport entre la nature et les “productions” de l’humanité. Or l'usine représente à la fois la fascination et la peur ».
« Si on avait fait ce film il y a quinze ans, on aurait fini dans le coffre d’une voiture »
La peur, justement, a accompagné la production de Toxicily. « Si on avait fait ce film il y a quinze ans, on aurait fini dans le coffre d’une voiture », assène François-Xavier lors de notre entretien, le jour de l’avant-première parisienne. Une forme de « mieux ? », glisse-t-on. « Il y a une avancée dans le sens où l’on peut sortir une caméra sans finir en prison mais dans la manière des gens de partager leur récit, il y a encore des kilomètres à faire pour rompre leur méfiance ». Des témoignages leur ont d’ailleurs « glissé entre les doigts » par crainte des représailles. Les auteurs n’ont pas été inquiétés par les gérants des sites, « la situation est tellement normalisée qu’ils s’en fichent. Ceux qui prennent des risques sont ceux qui parlent ». Parmi les huit personnes suivies, une seule est masquée, les autres s'expriment à visage découvert mais… sans se découvrir et c’est, à notre avis, l’un des écueils du long-métrage.
Il y a la femme d’un ouvrier, un retraité de l’usine, une juriste du coin, un prêtre désavoué par sa hiérarchie pour ses activités militantes, une mère courage, une ado malade, un auteur local et l’homme sans visage. Chacun apporte une vision différente de son rapport au territoire. Ce qui est fascinant ? Tous l’aiment malgré sa pourriture. L’image la plus forte est peut-être ce passage sur la plage, où un couple se prélasse avec les orgues industriels en fond. Mais dans ce film choral, que de mystère. On ne saura jamais de quelle maladie souffre la jeune Chiara, si la juriste (en fait avocate) a intenté une action contre les pollueurs, si le problème de Nino l’écrivain (délicatement amené, on ne le dévoilera pas) a pour racine le pétrole, pourquoi le religieux Palmiro a été mis au ban. Bien sûr, ce silence reflète celui pesant sur ce monde et il est agréable de faire appel à l’intelligence du spectateur pour combler les trous. Mais trop de mystère tue le mystère. À force de se poser des questions, on s’éloigne du récit.
Savoir versus agir
Reste qu’on aime ce documentaire pour ses qualités techniques, la puissance cinématographique des personnages malgré les non-dits, le sujet - sortir pour une fois des luttes et montrer simplement la survie ordinaire - et surtout son rôle de miroir. Les habitants résignés d’Augusta c’est nous ; notre inaction, qu’elle soit climatique, liée aux PFAS ou autres polluants quotidiens en dépit de toutes nos connaissances. « Je suis frappé par la manière dont les gens ont la capacité d'intérioriser ce qui les consume. Ils se construisent des mécanismes qui brouillent les limites de l’acceptable. Comment faire grandir son enfant à Norilsk en Sibérie ou à Augusta dans un endroit où l’on sait que son espérance de vie est limitée ? Il y a plein de choses que je ne comprends toujours pas », constate François-Xavier. Alfonso acquiesce : « À Augusta on ne trouve personne qui nie le problème, les gens savent. Mais comme on me l’a souvent dit en entretien, “on pense que le mal touchera les autres”, et puis partir n’est pas simple ».
Les deux insistent sur un point résumé par François-Xavier : « l'omnipotence du travail. C’est l’unique boussole. Être prêt à tous les sacrifices pour lui est une idée intrinsèquement liée à notre système capitaliste, notre économie libérale, et à notre dépendance à l'industrie fossile. D’un côté les habitants d’Augusta nous donnent une immense leçon de résilience et d'humanité mais de l’autre, mon dieu, jusqu’où ira-t-on ? ». Les responsables, eux, dorment tranquille. Quasi absents du film - identifiés comme « politiques, mafias, magistrats » et « élus locaux », ils profitent d’une très lente prise de conscience. À ce jour, les auteurs n’ont pas constaté le début d’une dépollution. Le 26 août dernier, une pluie d’huile s’est même abattue sur la région. Faut-il se laisser aller au désespoir ? Bien au contraire. Alfonso rêve qu’Augusta devienne un cas d’école connu dans toute l’Italie à l’image de l’aciérie de Tarente. Pour François-Xavier, la pollution ne touche pas que les corps, elle ronge « les imaginaires », alors il croit au « geste documentaire » qui donne la parole. Un premier pas. Et qui sait, « on peut espérer que la jeune Chiara incarnera cette lutte et qu’elle emmènera avec elle d’autres personnes ».
Toxicily est en salle depuis le 18 septembre 2024 | 1h18min. Toutes les séances ici.