Malgré les crises et les guerres, le Liban jouit d’une scène artistique vibrante et riche. Sur celle-ci : Christine Abi Azar, Dalia Baassiri et Dima Youssef Rbeiz, trois libanaises dont les œuvres interrogent, avec leur style et leurs méthodes, notre rapport à l’environnement.
Il y a ce premier fil conducteur : le chaos. Comment trouver l’apaisement dans un pays sans cesse en proie aux guerres, aux occupations étrangères et aux crises ? Et il y a cet autre fil rouge : le rapport à la terre et à la nature. Dans un Liban en ruines, miné par des épisodes successifs de guerre, menacé par des puissances étrangères et aux prises avec l’une des plus graves crises économiques depuis cinq ans, Christine Abi Azar, artiste culinaire, Dalia Baassiri, artiste visuelle, et Dima Yousssef Rbeiz, designeure, font de leurs créations des espaces de réflexion autour de l’environnement au Liban. Elles interrogent sur sa place dans la société libanaise, mais aussi, et surtout, la manière dont il est traité. Que ce soit dans les choix des matières, dans leurs styles ou dans leurs questionnements, elles remettent l’humain à sa place : un composant de la nature, et non un être supérieur.
Enfants de la guerre civile, les artistes ont intégré ce lien à la terre dans leur démarche et le font infuser avec leurs idées pour créer des œuvres originales, où l’environnement se présente aussi comme une bouée de sauvetage dans ce chaos permanent. Ce fil qui nous retient à la vie, quand tout semble converger vers la mort.
Christine Abi Azar, les saveurs de la terre
C’est au cœur du quartier de Geymmaze, à Beyrouth, qui porte toujours les stigmates de la double explosion dans le port du 4 août 2020, que Christine Abi Azar a ouvert son atelier et galerie d’art No chef in the kitchen. « C’est un miracle qu’on soit resté en vie ce jour-là… C’était tellement violent que ma main gauche n’a plus fonctionné pendant un temps », explique-t-elle, autour du large plan de travail en inox dans son atelier avec vue sur le port et son silo éventré. Traumatisée, la cheffe artiste s’évade dans la montagne et plante des légumes, des herbes, des fleurs dans son jardin… Quatre ans plus tard, ce lien à la terre fait partie intégrante de ses œuvres.
Dans sa dernière exposition The taste of Khiam, Christine Abi Azar conte ce village du Liban-Sud sur des notes de fleurs d’orangers, des saveurs d’huile d’olive et de mouneh, une méthode traditionnelle pour conserver les aliments. Une idée née à la suite du 7 octobre 2023, quand le chaos de la guerre est venu s’ajouter au chaos ordinaire. « Quand il y avait les bombes de phosphore blanc, les gens partaient, peut-être pour ne plus revenir… Cela m’a perturbée. C’est un acte de terrorisme et il fallait en parler », explique l’artiste, dont le père est originaire de Khiam.
Le 7 octobre 2023, le groupe armé palestinien Hamas lance une attaque contre Israël dans la bande de Gaza. Depuis, la guerre fait rage en Palestine occupée. Plus de 1000 personnes sont mortes côté israélien. Dans sa réplique sanglante, l’armée de l’État hébreu a tué plus de 40 000 palestiniens. Cette guerre a aussi des répercussions au Liban puisque le 8 octobre, en soutien au Hamas, le Hezbollah, parti politique pro-iranien doté d’une puissante milice, a attaqué des bases de l’armée israélienne. Dans le sud du Liban, les échanges de feu quotidiens depuis le 8 octobre ont fait 564 morts, 678 blessés (dont 257 en raison de l’utilisation de bombe au phosphore blanc) et plus de 100 000 personnes déplacées.
Human Rights Watch a documenté l’usage de bombes au phosphore blanc de le sud du Liban depuis le 7 octobre. Son utilisation est proscrite par le Protocole III de la Convention sur les armes classiques et cet acte est considéré par plusieurs ONG internationales comme un crime de guerre.
La terre de Khiam, sous les bombes israéliennes, est aussi le souvenir d'années de tortures, de violences et de privation de liberté : c'est à Khiam que les Israéliens emprisonnaient et torturaient leurs opposants, entre 1982 et 2000.
Christine Abi Azar a souhaité célébrer ce lien à la terre, qu'Israël essaie de rompre en massacrant la nature et la biodiversité. Elle résume : « L’environnement, c’est vraiment tout ce dont on a besoin. J’essaie toujours de relier la nature à l’Humain, car je me demande où on va. On assiste à tellement de génocides, comme si on n’avait rien compris… »
Dalia Baassiri, les vulnérabilités de la terre
Des ruines de sa maison incendiée aux bougies incandescentes d’un des plus hauts lieux de prière du Liban, en passant par les immeubles dévastés par la double explosion dans le port de Beyrouth, et les arbres, eux, toujours debout malgré tout… Dalia Baassiri raconte au travers de son art, qui allie peinture, sculpture et dessin, un Liban dévasté par des années de crises et de guerres. En toile de fond : cet amour de son pays et de sa terre. « Je pense toujours à l’impact humain sur l’environnement. Les humains sont égoïstes car ils prennent l’environnement pour une ressource gratuite… », explique l’artiste, à l’ombre d’un arbre dans un café du quartier de Hamra, à Beyrouth.
Dalia Baassiri travaille avec l’environnement autour d’elle pour créer. Et la nature fait partie de son équilibre. « Regarde cet arbre, quand tu le vois, avec ses feuilles, le vent, tu te dis que tout va bien aller… Alors même que le monde entier est en train de s’effondrer autour de toi », continue-t-elle.
Ce rapport à la nature est d’autant plus prégnant dans sa dernière exposition, The Harvest. Pendant des mois de résidence, dans le quartier de Mar Mikhael, l’un des plus touchés par l’explosion du port de Beyrouth, elle a travaillé à assembler, coudre, peindre et sculpter des morceaux de murs de bâtiments détruits par le drame, des branches d’arbres – qu’elle désigne comme des témoins – et la cire des bougies, symboles des prières des Libanais. « L’environnement est témoin de ce qu’il se passe, il documente en silence. Dans The Harvest, c’est une métaphore : nous devons être des arbres, être solides. Nous pouvons partir, mais nous laisserons toujours nos racines derrière. »
Dima Youssef Rbeiz, les déchets sublimés
D’aussi loin que Dima Youssef Rbeiz se souvienne, prendre soin de l’environnement a toujours fait partie son quotidien. « Dans mon village, dans le nord du Liban, on faisait automatiquement le recyclage, on mangeait bio, on récupérait les excédents d’huile d’olive pour faire du savon… », raconte l’artiste.
Tous ses tableaux sont réalisés à partir de matériaux récupérés. En randonnée, elle ramasse les plastiques sur les bords des chemins ; sur la plage, les canettes écrasées ; sur les trottoirs, les bouts de tissus destinés à partir dans de larges conteneurs. « Je vois les couleurs, je vois les matières et cela me donne des idées pour les assembler, les coller, les tisser… », explique la designer. Dans son tableau intitulé Beirut Conversation, l’artiste illustre le chaos et l’agitation de la capitale libanaise avec des morceaux de tissus, des baguettes, des rubans et autres plastiques récupérés...
Depuis de nombreuses années, le pays vit une véritable crise des déchets. En 2015, des manifestants ont protesté contre cette gestion après que plus de 20 000 tonnes de poubelles se soient retrouvées dans les rues de Beyrouth. Force est de constater que près de dix ans plus tard, le problème est toujours d’actualité. Dima Youssef Rbeiz espère contribuer, à sa petite échelle, à un changement sociétal. « Quand on est convaincu de quelque chose, il faut le faire. Ainsi, on sème des petites graines partout… ».