Avec son docu-fiction Foragers, la réalisatrice et artiste visuelle Jumana Manna met en lumière les moyens juridiques utilisés par les autorités israéliennes pour priver les Palestiniens de l’accès à leur terre et à ses ressources, avec le prétexte de la protection de la nature.
« Quelles espèces protégées ? Cette terre n’est pas la vôtre ! Tout comme les plantes ! » Face à l’une des procureures de la cour de justice d’Israël, un vieil homme palestinien s’agace. La caméra de Jumana Manna filme le visage de l’acteur dans un plan rapproché. Dans cette scène, il joue son propre rôle : celui d’un Palestinien auditionné pour avoir cueilli de l’akkoub, cousin de l’artichaut, et du za’atar, espèce de thym. Il risque une peine de prison. Mais l'aîné a décidé de ne pas se laisser faire. Malgré les amendes et les menaces, il retourne chaque fois sur ces terres ancestrales pour prélever de manière méthodique, comme ses aïeux lui ont enseigné, ces plantes sauvages qui lui serviront de repas.
Le za’atar et l’akkoub sont protégés par la loi israélienne et leur cueillette, leur possession ou leur commerce en fait un crime. La loi a connu des assouplissements au cours des dernières années, mais pendant plus de 30 ans, les Palestiniens qui ramassaient ces plantes pouvaient recevoir des amendes et même être emprisonnés.
Depuis la nuit des temps, les Palestiniens récoltent une partie de leur nourriture dans la nature. Jumana Manna raconte cette pratique dans son film Foragers. Ce long-métrage, à mi-chemin entre documentaire et fiction, nous emmène sur les hauteurs du Golan, en Galilée et à Jérusalem. Au cœur de l’action : le conflit autour de la nature, qui oppose les cueilleurs palestiniens et les autorités israéliennes qui contrôlent leur territoire. La réalisatrice palestinienne, née aux États-Unis, s’appuie aussi sur des images d’archives pour illustrer cette tragédie. Une séquence amène les spectateurs dans un kibboutz en Galilée, peu de temps après l’inscription du za’atar sur la liste des espèces protégées en 1977, où l’herbe est cultivée pour être revendue… aux Palestiniens.
Jumana Manna a écrit ce film en observant sa propre famille s’adonner à cette tradition. « Mes parents adorent aller cueillir des plantes dans la nature et ce, même dans les villages complètement démolis. C’est une manière de maintenir une sorte d’honneur envers la terre », expliquait ainsi la réalisatrice après une projection à Beyrouth, au Liban, quelques mois plus tôt. Une tradition tellement ancrée que la jeune femme n’avait alors pas conscience des risques encourus par ces derniers.
Une course poursuite tragicomique
Pour illustrer le rapport à la terre et à la nature des Palestiniens, Jumana Manna use d’un rythme contemplatif. Des scènes de cueillette à celles des chiens enjoués qui dévalent des parterres de fleurs colorées et de verdure, le spectateur embarque rapidement dans un paysage luxuriant, où la nature semble en abondance et à portée de tous. Sur des plans larges, les couleurs des habits des cueilleurs se mêlent parfaitement au vert de la végétation. Mais sitôt la patrouille de la nature israélienne arrive, ces couleurs disparaissent. Une autre séquence suit un homme se baissant et se cachant dans les fourrés. C’est alors qu’une sorte de course-poursuite, drôle et dramatique à la fois, s’initie entre les cueilleurs et les forces de l’ordre.
Foragers met au premier plan ces lois qui sont vues par les Palestiniens comme un outil de plus pour rompre leur lien à la terre. Pour les Palestiniens, ces lois sont une nouvelle forme de harcèlement. L’État hébreu, lui, met en avant son expertise scientifique et l’urgence de protéger ces plantes. Jumana Manna utilise aussi une pointe d’humour pour démontrer – et expliquer – que lois censées protéger l’environnement peuvent empêcher la transmission des traditions ancestrales des peuples soumis à la colonisation.
Une forme de résistance
Le film est jalonné de multiples scènes familiales qui s’articulent entre la cueillette dans les champs, au lever du jour ou à la nuit tombée, jusque dans la cuisine de ses tantes maternelles. Des mains gantées retirent les épines de l’akkoub avant de le faire en ragoût. Il ornera la table du déjeuner. Dans la nature, là où les couteaux s’aiguisent sur les pierres avant la cueillette, ou dans les cuisines, ces petits gestes offrent une autre facette de la résistance de ce peuple opprimé.
Jumana Manna pose aussi la question de l’accès à la nature, pour qui et pour quoi ? Un environnement à défendre, une nature à protéger, mais sous quelles conditions ? Par les images, les dialogues, qu’ils soient spontanés ou écrits comme dans les scènes devant la cour, mais aussi la musique, l’artiste visuelle montre la résistance du peuple palestinien face à l’oppression. Le chant des grenouilles à la fin du film renvoie le spectateur à l’idée que, doucement mais sûrement, la nature gagne et reprend ses droits.
Un film qui résonne d’autant plus avec l’actualité. Même si la loi a changé l’an dernier et que les Palestiniens sont de nouveau autorisés à cueillir ces plantes sauvages pour leur consommation personnelle, les dégâts de l’occupation continuent que ce soit sur les hauteurs du Golan, en Galilée ou ailleurs sur le territoire palestinien. Foragers est un hymne à cette résistance calme et pacifique face à une violence qui ne dit pas son nom, qui prend ses racines dans les traditions d’un peuple déraciné.
Foragers (titre original : Al-Yad Al-Khadra) de Jumana Manna, 2022, 65 min, disponible à la location