Est-il scientifique, inventeur ou artiste ? Sûrement un peu les trois à la fois. L'artiste Jérémy Gobé travaille les coraux avec une haute ambition : les sauver de l'extinction. On l'a rencontré à l'occasion de sa participation au festival Les Extatiques.
Pour sa sixième édition, le festival francilien Les Extatiques s’expose jusqu’au 1er octobre prochain, avec une déambulation poétique en plein air, de La Défense aux jardins de La Seine Musicale. Entre le bitume, les tours en verre et quelques carrés de verdure, huit artistes internationaux explorent la thématique des quatre éléments, offrant aux visiteurs des statues de trois mètres de haut rappelant les visages fruitiers des peintres de la Renaissance, d’étranges oiseaux géants ou encore des barques qui renouvèlent nos regards sur notre environnement. Parmi ces sculptures, un immense morceau de corail surgit face à la Grande Arche. Son créateur est un Français hors norme, Jérémy Gobé, qui navigue depuis maintenant six ans sur des eaux artistiques peu explorées : les liens entre sciences, recherche et art « utile ».
Votre sculpture exposée à la Défense a un emplacement assez spectaculaire, juste en face de la Grande Arche, et fait penser à un cerveau. Qu’est-ce qu’elle vient raconter aux Extatiques ?
Jérémy Gobé : Cette sculpture s’inspire de l'aspect organique du corail, plus précisément d’une espèce appelée Cerveau de Neptune ou labyrinthiformis, son nom scientifique. La couche extérieure est faite avec un béton écologique. Pour obtenir les stries que vous voyez sur les coraux, j’ai modelé le béton à la main, avec des outils appelés fraises, des dremels, qui ressemblent à ceux utilisés par les dentistes. Ce motif est très intéressant parce qu’on le retrouve partout dans la nature, par exemple dans les chemins des vers de terre, sur le sable, sur certains poissons. À la Renaissance, les artistes en ont même fait un motif architectural, le motif vermiculé, repris ensuite en architecture. Il est très présent à Paris, au Louvre ou sur des portes parisiennes, également sur les bâtiments de la gare de Marseille. Or, j’ai l'impression que cette inspiration s'est arrêtée à mi-chemin. L’humain a emprunté à la nature mais avec des matériaux et des constructions qui ne lui rendent pas justice, qui polluent.
On l'oublie souvent, mais le corail est extrêmement important. Il produit une énorme quantité de l'oxygène que l'on respire et, malheureusement, on lui fait beaucoup de mal. L’activité humaine détruit les coraux, le secteur des BTP, mais aussi les zones portuaires, la pêche à la dynamite, pareil pour le sable utilisé dans nos constructions... Il est pris dans les fonds marins avec d’énormes machines qui vont mettre à mal tout ce qui se trouve au fond des océans. Le béton à lui seul est le troisième producteur de CO2 dans le monde, et donc l’un des premiers tueurs de corail ! Au contraire ici, avec le béton écologique, l’idée est de s'interroger sur notre place en tant qu'espèce dans ce cercle naturel en imaginant de nouveaux matériaux. Je dis : « La nature est magnifique, inspirons-nous-en, mais allons jusqu'au bout en trouvant un équilibre avec elle ».
Ce n'est pas la première fois que vous travaillez sur le corail...
J. G. : En fait, je mène de front plusieurs recherches autour de la régénération du corail au sein d’un projet nommé Corail Artefact. Développer de nouveaux matériaux comme des formules de béton écologique en fait partie. Celle des Extatiques se destine aux constructions terrestres, mais j’ai aussi développé une deuxième formule submersible pour aider à recréer des récifs de coraux. J’explore aussi d’autres solutions. Depuis 2017, je travaille sur les possibilités offertes par la dentelle comme tuteur de coraux, je développe par exemple un nouveau type de fil dit « bio assimilable », c'est-à-dire qu’il est au-delà du biodégradable et va nourrir son milieu en se dégradant. Récemment j’ai également validé un brevet pour un système de bouturage du corail grâce à des supports écologiques, avec Nausicaá, le centre national de la mer à Boulogne-sur-Mer.
Cette exposition traite l’écologie de façon subtile et poétique. Est-ce la meilleure solution pour faire prendre conscience de l’urgence en la matière ?
J. G. : Il y a encore quelques années, l’engagement écologique dans l'art contemporain passait surtout par des actes performatifs. Il ne se faisait ni par une réjouissance face à la beauté, ni par un langage pensé pour le grand public. Dans cette exposition aux Extatiques, on voit des œuvres qui s’emparent de la question avec beaucoup d’esthétisme, d’exigence, mais aussi de subtilité. Je trouve cette piste intéressante. Me concernant, la petite chose que j’essaie de proposer est de montrer qu’au-delà du ravissement des yeux, il est possible d’apporter des solutions à l’urgence écologique. J’y tiens beaucoup. Or c’est une question dont le milieu de l'art n'a pas forcément envie de s'emparer. On dit souvent que l'utilité n'aurait pas sa place dans l’art. Au contraire, je la revendique et je pense qu’à l’heure de l’éco-anxiété, cela peut faire du bien au grand public de constater que la créativité peut amener des solutions.
Pour autant, poser une immense sculpture de corail à La Défense près d'entreprises du CAC 40, de pollueurs, est-ce bien utile ?
J. G. : Oui, puisque ce sont en partie les responsables. En tant qu’artiste, je me suis toujours dit que je pouvais travailler avec tout le monde. Par exemple, pour cette exposition, j’ai collaboré avec une grande entreprise qui produit des matériaux de construction. On a développé ensemble un béton écologique, appelé CCA2, que j’ai utilisé pour l'œuvre sur le parvis de la Défense. Ils ont tous mis la main à la pâte, des ouvriers jusqu’au PDG. Je considère cela comme un pas en avant. Dans ma manière de travailler j’ai un principe simple : plus on est loin de l'écologie, plus je suis exigeant. Évidemment, je ne collaborerais pas avec tout le monde, mais in fine, les sociétés dont on parle ont une lourde responsabilité, donc si on ne les sensibilise pas, comment les choses pourraient-elles changer ?
Mais où mettre le curseur entre ce que vous considérez comme des avancées et le « greenwashing » ?
J. G. : Les gens pensent ce qu’ils veulent. Je ne dis pas que j'ai raison, mais j’agis en fonction de mes valeurs. Mon engagement dans l'écologie est très fort, jusqu'à développer des brevets alors que je suis artiste ! Je suis végétarien, je suis entouré de gens qui mangent encore de la viande, pour autant, je crois que ce n'est pas en les culpabilisant que les choses pourront changer, mais c'est plutôt en leur proposant un modèle désirable. C’est pour cette raison que je suis partisan de tenter de collaborer avec tout le monde. Je dis bien « tenter », car si les actes ne suivent pas, j'arrête. J'ai déjà stoppé plusieurs collaborations, cela ne m’effraie pas.
Vous considérez-vous comme scientifique, inventeur ou artiste ?
J. G. : Pour moi, tout est réuni sous le terme d'artiste, au sens peut-être de celui qu'il avait à la Renaissance. Avec le temps, je pense qu'il y a eu une dérive, on a un peu isolé l'artiste. Fut un temps où un artiste étudiait tous les domaines de la société. Pour moi, tout se rassemble autour de l'idée de la créativité, de la curiosité. Faire le bilan comptable de l'entreprise Corail Artefact, rédiger un brevet, est créatif ! Lorsque l’on pense « artiste », on pense œuvre concrète, sculpture, dessin. Dans ma conception, la plus belle œuvre, c’est l’ensemble, par exemple le langage commun que j'arrive à créer avec un tisseur de dentelles du Nord, et avec des chercheurs en Guadeloupe. Pour moi, la plus belle œuvre est immatérielle, mais tout passe par la création.
Informations pratiques :
Les Extatiques : exposition gratuite d’art contemporain en plein air, jusqu’au 1er octobre 2023, entre les jardins de la Seine Musicale à Boulogne et une promenade urbaine allant du bassin Takis jusqu’à la fontaine Agam à Paris La Défense, avec 13 œuvres monumentales de Joëlle Allet, Amélie Bertrand, Jérémy Gobé, Philip Haas, Cornelia Konrads, Julien Salaud, Bob Verschueren et Erwin Wurm. Commissariat Fabrice Bousteau. Site : Les Extatiques.
Expositions de Jérémy Gobé : Empreintes au Domaine du Rayol, 83820 Rayol-Canadel-sur-mer dans le Var, jusqu’au dimanche 17 septembre 2023 ; Animal textile, au TAMAT - Musée de la Tapisserie et des Arts Textiles de la Fédération Wallonie-Bruxelles, jusqu’au 10 septembre 2023. Sites : Jérémy Gobé, Corail Artefact.