Ancien pêcheur industriel repenti, Bren Smith voue désormais sa vie à régénérer les océans en cultivant des « légumes de la mer ». Un récit de bifurcation écologique savoureux.
C’est un drame économique et social qui l’a fait arrêter. En 1992, après des décennies de surpêche, les réserves de morues de Terre-Neuve se sont effondrées. Le gouvernement canadien annonce alors la fermeture de la pêche à la morue à Terre-Neuve. Dans la province, où la pêche est l’activité principale, c’est un véritable cataclysme. Près de 35 000 Terre-neuviens sont mis à la porte, soit la plus grande vague de licenciement de toute l’histoire du pays. Bren Smith, pêcheur industriel depuis son adolescence et natif de Terre-Neuve, comprend alors que sa carrière de « pilleur globalisé » doit s’arrêter. Il doit bifurquer. Après des années d’errements, il finit par trouver sa voie en tant que « fermier des océans », soit éleveur de mollusques et d’algues. « J’ai bien plus en commun aujourd’hui avec un cultivateur de chou kale qu’avec un pêcheur » résume-t-il dans son livre autobiographique Le fermier des océans.
Avec ce récit tout en finesse, Bren Smith nous retrace sa « rédemption écologique » et la fondation tardive de son petit paradis salé, soit une ferme de légumes aquatiques de huit hectares dans le détroit de Long Island. Après avoir été dealer, concierge de nuit aux urgences, pêcheur sur des immenses cargos en Alaska, éleveur de saumons industriels et même étudiant temporaire en fac de droit, l’auteur se découvre finalement une passion pour la culture des huîtres, moules et algues. Son rêve ? Que les littoraux du monde entier soient désormais recouverts de petites fermes aquacoles du même type. Car l’algue est, selon lui, l’avenir de l’homme. Il n’est pas besoin pour la cultiver d’eau douce, d’engrais ou de pesticides. Seuls quelques soins humains permettent de faire s’élever des murs végétaux de près de cinq mètres de haut.
Mieux, les coquillages et les algues pourraient potentiellement nous sortir de la nasse climatique. « On dit parfois que le varech est "le séquoia des mers" car il absorbe cinq fois plus de carbone qu’une plante terrestre – au point d’être considéré comme l’équivalent culinaire de la voiture électrique », avance Bren Smith, un rien provocateur. Quant aux huîtres et aux moules, elles peuvent filtrer jusqu’à 200 litres d’eau par jour en éliminant l’azote, lui-même responsable de l’expansion des « zones mortes » dans l’océan.
La nostalgie du pêcheur
Seulement voilà : pour se convertir en fermier, encore faut-il faire le deuil de la pêche commerciale. Une entreprise pour le moins délicate. Car Bren Smith l’admet humblement : la culture de légumes aquatiques est moins virile, et donc moins valorisée socialement que le métier de pêcheur. Moins rude aussi, reconnaît celui qui a connu les dangers de la mer et la violence du secteur, entre adrénaline, drogues, bagarres et nuits sans sommeil. Même si la surpêche, le réchauffement climatique et l’acidification des océans l’ont forcé à changer de cap, son ancienne vie continue pourtant de lui manquer : « Cette solidarité que confèrent les quarts de trente heures, dans le ventre d’un bateau, en compagnie de treize frères d’armes ; l’humilité que suscite le grand large, le frisson primitif du chasseur-cueilleur ravivé par la quête du poisson du bout du monde ». Pas à un paradoxe près, Bren Smith confesse même aller régulièrement chez McDonald’s pour commander une paire de Filet-O-Fish... Un met délicat dont il sait pertinent, pour l’avoir pêché lui-même, qu’il est essentiellement constitué des morues infestées de parasites et de vers.
Entre mea culpa et véritables cris de rage contre la pêche industrielle, Bren Smith nous entraîne ainsi dans ses aventures pour changer le système de l’intérieur, le véritable défi étant de ne pas reproduire avec ses fermes océaniques le modèle de la pêche industrielle. Sur ce sujet, Bren Smith avance toujours sur une ligne de crête. Faut-il nager avec les requins de Wall Street pour faire sortir de mer une filière rentable ? Comment faire pour que les fermes nourrissent la planète sans se faire avaler toutes crues par le grand capitalisme ? Ce sont toutes ces questions auxquelles l’ancien pêcheur a tenté de répondre toutes ces années. Par moments, la dépression le guette, à d’autres, il se sent pousser des ailes. Au point même de tomber dans le panneau du greenwashing et de vanter les mérites du système des crédits de compensation carbone…
Appétissantes, les algues ?
Son grand pari a aussi été de convaincre les Américains de troquer dans leur menu leur pièce de bœuf pour des légumes marins. Pour ce faire, Bren Smith raconte être allé toquer à la porte de grands chefs pour rendre sexy les algues dans nos assiettes. L’ouvrage regorge ainsi d’anecdotes truculentes sur les découvertes culinaires de l’auteur, dont le palais avait jusque-là plutôt été en contact avec des aliments industriels.
Il y a dix ans, l’ancien pêcheur a également fondé une association, GreenWave, afin de diffuser son modèle « d’agriculture océanique régénératrice ». Aujourd’hui, le « récit GreenWave » consiste en une cinquantaine de fermes océaniques regroupées autour d’une plateforme commune et qui vendent à un cercle d’acheteurs institutionnels. L’objectif est de former 10 000 personnes aux États-Unis et dans le monde au métier de fermier océanique, proclame même celui qui est devenu un proche d’Yvon Chouinard, le fondateur de Patagonia.
À la longue, on s’agace tout de même un peu de ce récit d’entrepreneur social écrit sur le ton du self-made-man américain, et qui fleure discrètement l’autosatisfaction. Mais qu’importe, le souffle de l’ouvrage emporte tout sur son passage et Bren Smith, avec son humour cinglant et son honnêteté désarmante, finit par emporter le cœur de ses lecteurs et lectrices. Pour les plus téméraires d’entre eux, l’auteur a même rédigé des petites fiches techniques afin de les aider à lancer leur propre ferme océanique. Un argument supplémentaire pour cultiver notre jardin…sous-marin.
Le fermier des océans, Bren Smith, L’Arbre qui marche, 320 pages, 21,90€