Le film « Les Algues vertes » sort dans toutes les bonnes salles de cinéma de France le 12 juillet prochain. On a eu la chance de le voir en avant-première, on vous en parle.
Est-ce-que les génériques de film laissent le public dans le noir pour permettre aux spectateurs d’écraser discrètement une larme ? Sûrement pas. Mais, avouons-le, c’est parfois bien commode. Le 22 juin dernier, dans l’une des plus grandes salles obscures du cinéma Jean Eustache à Pessac (Bordeaux métropole), les crédits de fin commencent à peine à dérouler que le public s’agite : ça renifle discrètement à droite, ça débriefe un peu plus franchement à gauche… Il faut dire que peu s’attendaient peut-être à être aussi remués par un film intitulé Les Algues Vertes, ayant pour décor les déboires de l’industrie agroalimentaire bretonne. Et pourtant.
Une fiction pas si fictive
Il faut dire que le film Les Algues Vertes n’est pas un film comme les autres. Son réalisateur, le français Pierre Jolivet (Strictement personnel, Force majeure et Ma petite entreprise) en a eu l’idée en lisant la bande dessinée Algues vertes, l'histoire interdite (éditions Delcourt, 2019), BD elle-même tirée d’une enquête de terrain de 3 ans réalisée par la journaliste indépendante Inès Léraud. Son sujet : la prolifération d’algues toxiques sur les plages bretonnes due aux rejets de nitrates provenant de l’élevage intensif. Sur le papier, rien de bien sexy, et pourtant : succès de librairie, la bande-dessinée a conquis 150 000 lecteurs, et tout porte déjà à croire que le film suivra un destin similaire. Ce soir, la séance que nous suivons en avant-première – dans le cadre d'un cycle de rencontres de l'Université populaire – est retransmise en duplex dans 52 cinémas partenaires, portant sa jauge à plus de 1 000 spectateurs.
Le film suit le quotidien de la journaliste d’investigation Inès Léraud, partie enquêter sur les pollutions mortelles de l’élevage dans la commune de Maël-Pestivie (Côtes-d'Armor, Bretagne). Ce territoire, elle ne l’a pas choisi au hasard : non seulement c’est l’une des régions où la présence de l’industrie agroalimentaire est la plus forte, mais c’est aussi là où plusieurs individus et animaux ont été retrouvés morts d’intoxication à proximité des plages d’algues vertes.
Le destin de la journaliste s’accélère lorsqu’un nouveau décès survient alors qu’elle enquête sur place. Inès, interprétée par Céline Sallette (L'Apollonide, La French, …), s’abandonne corps et âme à son enquête alors que tous les éléments – pouvoirs publics, agriculteurs, habitants… – jouent contre elle. « Un des aspects fascinant de cette histoire agro-industrielle, c'est qu'on ne nous la raconte pas », relève le journaliste Nicolas Legendre, présent ce soir-là pour échanger à l’issue de la séance. Auteur de l’enquête Silence dans les champs (Arthaud, 2023), il connaît très bien la violence du système agro-industriel breton. « C’est aussi un système productiviste qui ne dit pas son nom, explique-t-il. On ne parle jamais d’agriculteurs productivistes, on dit “agriculteurs modernes” ».
Connectée en visio pour échanger elle aussi avec le public, Inès Léraud – qui cumule les trois casquettes de personnage principal, co-autrice de l’enquête et de la BD et scénariste du film – raconte que la question de donner son vrai nom au personnage principal a fait beaucoup débat. Au début, raconte-t-elle, son souhait aurait été que le film soit « beaucoup plus fictif », mais Pierre Jolivet, lui, tenait à dire que cette histoire était réelle. Puis, tous les témoins et acteurs de l’enquête ont accepté que les personnages du film portent leurs vrais noms. « À ce moment, j’ai réalisé que le film serait un outil pour eux, alors j’ai accepté », raconte Inès.
Le pouvoir du cinéma
Si le film reste une « fiction tirée d’une histoire vraie », et non un « documentaire », c’est tout simplement parce que des raccourcis ont été pris pour servir la narration. « Dans le film, plusieurs personnes de la réalité ont été ramassées sous un seul personnage, explique Inès. Tous les journalistes qui m’ont aidé pendant mon enquête sont rassemblés dans le personnage de Morgane ; tous les médias avec qui j’ai travaillé sont rassemblés dans un seul média… ».
Ramassée ainsi dans un film d’1 heure 50 (qu’on ne voit pas passer) et autour d’une poignée de personnages emblématiques, l’enquête prend une dimension émotionnelle puissante. On s’attache aux habitants qui prêtent main forte à Inès, on s’insurge contre les géants invisibles de l’agro-business breton et contre la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles), et on finit même par s’émouvoir devant l’impuissance des agriculteurs, autant victimes que complices. « La bande-dessinée avait déjà eu une résonance bien au-delà de la Bretagne, et l’étape du film permet de toucher des publics encore différents », se réjouit Inès. « Le cinéma a un langage très différent de celui de l’enquête, et même de la BD qui est un format plus drôle mais toujours aride car dense en informations. C’est ça qui est magique avec le cinéma : ça permet de faire vivre des gens et des émotions ».
Aujourd’hui, l’omerta reste puissante, et malgré la sortie du film, la résistance contre l’enquête d’Inès est toujours aussi forte. Le conseil régional de Bretagne a ainsi refusé de diffuser le film. À Dinan, le média d’investigation Splann vient de révéler qu’une soirée concert-BD sur l’enquête avait été déprogrammée. Mais malgré les blocages, les langues semblent se délier, et l’affaire pourrait bien être enfin amenée à avancer. « Petit à petit, la forteresse se fissure, se réjouit Nicolas. Les gens parlent en interne, alors que c’était beaucoup plus difficile il y a 10, 20 ou 30 ans. Mais il reste beaucoup d’enfumage dans cette histoire : des récits se sont mis en place pour jouer le rôle d’écran de fumée. C’est pour ça qu’on s’en attaque aux écologistes alors même que ce sont eux qui s’en prennent aux vrais bourreaux ». Espérons que le film contribue le plus largement possible à mettre en lumières les rouages de ce système complexe, pour mieux les détricoter. En attendant, il sera au moins – comme l’indique le générique – un magnifique hommage « à la mémoire de toutes les victimes de guerres économiques ».