La BD Circuit court. Une histoire de la première AMAP (éditions Futuropolis), publiée en 2023, ouvre les portes du quotidien d’un couple de paysans, bouleversé par l’arrivée de la grande distribution jusqu’au lancement d’un nouveau modèle : l’AMAP. Plongée avec Denise Vuillon, protagoniste de la BD, et Tristan Thil, scénariste.
Payer avant la production pour assurer une sécurité financière aux paysans. S’assurer une alimentation saine et sans produit chimique en retour. Cette innovation économique, qui court-circuite le modèle dominant de la grande distribution et de l’agriculture intensive, tient en quatre lettres : A.M.A.P. « Association pour le maintien d’une agriculture paysanne ». En France, elle est née en 2001, sur la commune d’Ollioules, à proximité de Toulon (Var). Denise et Daniel Vuillon, un couple de maraîchers, l’ont ramenée des États-Unis.
La BD Circuit court, scénarisée par Tristan Thil et dessinée par Claire Malary, déterre les racines historiques de cette innovation. Interview croisée – et complice – de Denise Vuillon et Tristan Thil sur une alternative au capitalisme.
La BD s’ouvre avec la présentation du système japonais des teikei*, dont l’AMAP est l’une des héritières. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Tristan Thil : Pour asseoir le côté historique, comme un petit prologue qui met une ambiance. La nourriture devient malsaine, mais on peut la prendre en main : c’est l’origine du système AMAP. Il s’est développé suite à un moment de crise du système et un moment d’insécurité alimentaire.
Denise Vuillon : Le teikei reste notre symbole. Quand on a connu le CSA – Community Supported Agriculture – aux États-Unis en 1999 et 2000, ils ont dit qu’ils respectaient eux aussi la démarche des teikei. 30 ans après le teikei japonais, on avait nous aussi un défi : résoudre une crise de l’agriculture, une crise du maraîchage même puisque les maraîchers ont disparu les premiers. Jusqu’aux années 90, ce sont eux qui approvisionnaient les marchés des villes. Puis les importations ont pris le relais.
*système né dans les années 70 au Japon : en échange de l’achat par souscription de la récolte du paysan, ce dernier s’engage à fournir des aliments cultivés sans produits chimiques.
Dans les débats sur l’agriculture, la grande distribution est pointée du doigt. En quoi c’était important, avec la BD, de montrer au grand public une alternative économique agricole qui réussit ?
T. T. : Ce qui m’intéressait, c’était de montrer une alternative à l’économie de marché qui fonctionne depuis 20 ans. C’est pas tous les jours ! En montrant les coulisses, ça peut donner envie à certains d’y passer. Avec Denise et Daniel, on voit l’exemple de la vie d’une production maraîchère paysanne des territoires périurbains sur les 40, 50 dernières années, et leur faculté géniale à se réinventer qui fait qu’elle est encore ici.
D. V. : Tristan, tu as expliqué pourquoi c’est l’AMAP qui nous a sauvés. À la lecture de la BD, beaucoup de gens qui nous connaissaient ont pleuré parce qu’ils ont eux aussi partagé toutes ces difficultés dans les années 90. À l’époque, quand on a goûté des tomates belges ou hollandaises proposées dans la grande distribution, on s’est dit : « ils vont nous faire marcher sur la tête ». Puis il y a eu la crise de la vache folle, la listeria dans le fromage, la dioxine dans le poulet... Tout ça a provoqué la démarche des amapiens : le local résout beaucoup de problèmes de fraîcheur et de qualité sanitaire. Les manifestations des mois de janvier et février 2024 en France ont fait écho des mêmes problématiques qu’il y a 20 ans. Aujourd’hui, ça s’est étendu à tous les petits paysans.
T. T. : L’AMAP accompagne un mouvement plus profond de déconstruction du modèle capitaliste mondialisé pour le remettre droit dans un contexte de crise écologique et d’urgence climatique. Un fromage fait avec du lait chinois, il pèse plus lourd en gasoil qu’en lait. Daniel parle souvent du problème de la résilience. À côté de Toulon (où sont installés Denise et Daniel Vuillon, ndlr), on n’y est pas, même sans les touristes. Le territoire ne nourrit pas la population. On parle pourtant d’une région propice à l’agriculture maraîchère. Là-bas on fait des tomates sans serres (rires). Ce livre s’adresse au profane, comme je l’ai été, à l’époque où la question du bio me passait au-dessus. Le problème, c’est qu’on a délégué la préoccupation de se nourrir au modèle de la grande distribution, qui s’occupait à notre place de savoir ce qui était bon pour nous.
En racontant cette histoire, est-ce que vous cherchiez à montrer des gens qui se battent et qui réussissent, pour donner envie de lutter ?
T. T. : Oui. La réponse c’est oui. Au départ, j’allais voir Daniel et Denise pour un tout autre truc, j’avais juste fait quelques images en rapport à l’adaptation au changement climatique des deux agricultures (AMAP et grande distribution, ndlr). En discutant avec eux, j’ai pris conscience de cette profondeur historique avant l’apparition de l'AMAP. J’ai commencé à gamberger ça, en me disant que la BD serait un support approprié. C’est fastidieux, certes, mais on a le temps de développer un propos. Ça faisait partie de mes préoccupations.
Pourquoi faut-il donner une place à l’agriculture et à ces modèles alternatifs dans la culture populaire ?
D. V. : Nous avons donné le nom AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) car la problématique c’était de nous maintenir en activité. On voulait faire comprendre aux gens que, pour nous maintenir dans le petit maraîchage, il fallait qu’on puisse vivre de notre travail. Que notre panier, on puisse en vivre. Et donc expliquer aux gens pourquoi on a failli disparaître. Le consommateur se précipite sur le moins cher. Pour lui, une carotte c’est une carotte. La payer au juste prix, ça fait fuir les gens. En AMAP, notre prix, il nous permet de vivre. Et en s’adressant directement aux gens, ils le comprennent.
T. T. : C’est primordial. Si tu ne manges pas, tu ne peux pas vivre longtemps.
La BD est parsemée de recettes : dans les planches on voit Tristan et Claire Malary (la dessinatrice) cuisiner avec Denise, on apprend aussi que la découverte de la cuisine gastronomique a été une révolution pour Denise et Daniel. Pourquoi avoir voulu établir ce lien avec la « bonne chère » ?
T. T : Martin Scorsese mettait des recettes de cuisine dans ses films en disant : « Si le spectateur s’est emmerdé, il n’aura pas tout perdu. » Manger est un besoin vital qui est aussi un vrai plaisir. Ça ne pouvait pas être absent du livre, parce que c’est dans ma vie. Ces recettes viennent rythmer le livre, organisé en saisons : on passe de l’automne à l’été, et les recettes accompagnent les légumes de la saison en question. Par ailleurs, Claire, la dessinatrice, a travaillé en maraîchage et a été cuisinière – second chez Alain Passard. Elle a donc un certain level en cuisine.
D. V. : Quand on a lancé l’AMAP, on a été obligé de donner des recettes, car les gens n’avaient, par exemple, jamais vu de pois gourmands, et ne savaient pas le cuisiner. Il faut expliquer tout ça. La communauté formée par l’AMAP permettait des échanges entre les personnes qui avaient connu des légumes variés et qui amenaient leurs recettes pour des produits peu courants, et les autres. L’AMAP est un système très pédagogique.
Circuit court. Une histoire de la première AMAP, Claire Malary & Tristan Thil, Futuropolis, 128 pages, 23€
Photo de couverture : © Camille Dodet