Face à la crise migratoire, les réponses proposées viennent souvent des Gouvernements et des ONG. Mais connaissez-vous le Navire Avenir ? Ce projet citoyen veut créer un bateau humanitaire via les chemins inattendus de l’art et de la culture. Pour le construire, le collectif Navire Avenir tente de réunir 27 millions d’euros, pour une mise à flots espérée en 2025. En attendant, de nombreux lieux culturels organisent rencontres et performances autour de cet « objet » inédit. Entretien avec l’auteur de ses plans, Marc Van Peteghem, cofondateur du studio VPLP design, véritable star dans le milieu de l’architecture navale.
Ce projet est inédit dans le monde de l’art et de l’humanitaire. Avant de plonger dans ses singularités écolos, comment le raconter à des personnes qui le découvriraient ?
Marc Van Pethegem : Le Navire Avenir est un bateau conçu pour le sauvetage de masse en haute mer. Pour vous donner quelques chiffres, l’ONU estime à 28 000, les morts sur les routes de l’exil en Méditerranée depuis 2014, avec en face, pour leur porter secours, seulement une dizaine de bateaux d’ONG. Elles font un travail extraordinaire avec les moyens dont elles disposent. Mais il faut bien comprendre que leurs navires sont des bateaux pré-existants, ayant été modifiés, souvent à partir de supply ships, ces navires d’assistance pour les plateformes pétrolières. Ils sont transformés du mieux possible mais ne répondent malheureusement pas entièrement aux besoins de ces sauvetages. Or le Navire Avenir est le premier bateau conçu, du départ, pour répondre aux grandes difficultés de ce type de mission. C’est du jamais vu.
Autre particularité, ce projet est né, non pas via une ONG justement, mais grâce à un artiste. Un bateau humanitaire venant de l’Art, ce n’est pas commun, expliquez-nous ces liens.
M. V. P. : Le Navire Avenir a été imaginé en 2020 par un artiste et politologue, qui coordonne toujours aujourd’hui le projet, Sébastien Thiéry. Il réfléchissait à comment faire reconnaître les actes d'hospitalité au patrimoine mondial de l'Unesco. Il avait en tête un scandale ayant eu lieu un an auparavant à la Biennale de Venise. Parmi les œuvres exposées se trouvait Barca Nostra, l’épave d’un vrai bateau ayant fait naufrage et causé la mort de plus de 800 personnes. Déplacer cette carcasse jusqu’à Venise, outre les questions morales soulevées, avait coûté plus de 30 millions d’euros ! L’idée était de se demander pourquoi tout cet argent mobilisé pour un objet « passif », qui, certes, était censé susciter l’indignation, ne pourrait pas être utilisé pour créer ce que le fondateur du projet appelle une « œuvre agissante ». Œuvre, n’est-ce pas d’abord l’impératif du verbe « œuvrer » ? J’ai rejoint le projet peu après, avec des centaines d’autres personnes, des artistes, des scientifiques, des médecins, des citoyens et, fait très important, des rescapés. Nous sommes un collectif et une association, Navire Avenir, dont je suis le président.
On arrive à la construction du navire, là encore, peu banale. Vous avez dessiné ses plans, avec, notamment, l’aide des rescapés. Pourquoi ?
M. V. P. : Les migrations sont des histoires d’hommes, de femmes, d’enfants. En architecture navale, la démarche normale pour imaginer un bateau est de bien écouter les personnes pour qui on le dessine, afin de comprendre comment elles vont l’utiliser. Pour l’Avenir, j’ai travaillé avec un designer, Marc Ferrand, et nous avons, de la même manière, voulu connaître l’arrivée et la vie à bord, minute par minute, des personnes polytraumatisées. Celles et ceux qui « savent » sont les ONG, les rescapés et toutes les personnes en charge de leurs soins. Nous avons ainsi collaboré avec SOS Méditerranée, les hôpitaux de Marseille, les chefs des Grandes tables, toujours à Marseille, pour réfléchir à la nourriture - aujourd’hui les gens sont nourris avec des rations de survie - et une association de rescapés, l’association des usagers de la PADA. On a beaucoup discuté avec eux de ce qu’il fallait améliorer. Pour ne citer qu’un exemple, aujourd’hui, les personnes secourues rejoignent le pont via une échelle, augmentant ainsi les risques d’accidents. Le Navire Avenir, lui, met à l’eau ses canaux de secours via des rampes à l’arrière du bateau, directement au niveau de l’eau, permettant un accueil en sécurité.
Vous qualifiez également le bateau d’écolo. Noble intention, mais on peut se demander si les contraintes de l'humanitaire ne sont pas déjà suffisantes à la réussite de l’entreprise !
M. V. P. : Je ne vois pas où est la contradiction. Être écolo n’est pas une contrainte, c'est une façon de faire. Aujourd’hui on n’a pas d’autre choix. C’est tout. Ce navire répond d’ailleurs à l’une des conséquences de la crise climatique qui intensifient les flux migratoires (216 millions de personnes pourraient devenir des réfugiés climatiques à l’horizon 2050 selon un rapport de 2021 la Banque Mondiale, contre 32,6 millions en 2022 d’après un rapport conjoint de l’Observatoire des situations de déplacement interne et du Conseil norvégien pour les réfugiés, NDLR). Plus globalement, le projet Navire Avenir, au-delà de la conception stricte du bateau, est écolo dans le sens où l’on prend soin du vivant, c'est-à-dire des humains et de notre humanité. Je bannis le mot nature car c’est un truc extérieur, on dit « se promener dans la nature, on exploite les ressources de la nature ». Voyons les bons côtés apportés par ce changement, au lieu de se focaliser sur la contrainte et la frustration. À ce sujet, peut-être que ce bateau, éco-conçu, coûtera plus cher qu’un bateau fabriqué autrement, mais à l’arrivée, il permettra d’économiser 30% de frais de carburants qui représentent environ les 3/4 des frais de fonctionnement du navire !
À bord, qu’est-ce qui est à la fois écolo et utile au sauvetage ?
M. V. P. : Aujourd'hui, les bateaux humanitaires sont des cargos à moteur, le Navire Avenir est un catamaran. Chez VPLP, on connaît bien les bateaux à voile. Lorsque l'on a imaginé le Navire Avenir, on a décidé d'hybrider sa propulsion entre un moteur et de l’éolien pour réduire les émissions de CO2. 30% de sa propulsion se fera grâce au vent. On a choisi d’installer deux grandes ailes et non des voiles car, contrairement à ces dernières qui se déforment en permanence, les ailes sont semi-rigides. On peut pré-calculer leur meilleur réglage en fonction de la direction et de la force du vent. Le choix du catamaran a aussi un autre avantage. À terme, il pourrait devenir le prototype d’une flotte de bateaux “couteaux Suisse” de l’assistance mondiale dans un contexte de crises à tous les niveaux. Les catamarans ont la particularité d’avoir “peu de tirant d’eau” (la hauteur de la partie immergée NDLR). Cela leur permet de s’approcher relativement près des embarcations en péril en haute mer mais aussi, du rivage. Lorsque des gens sont bloqués à terre, à cause de feux ou de conflits armés, c’est utile ! Un bateau comme l’Avenir aurait très bien pu servir en Grèce lors des méga-feux, ou actuellement au large de Gaza, en imaginant une flotte déployée au large. Il existe, bien sûr, des bateaux hôpitaux militaires qui sont de très gros engins flottants, mais il n’y a pas d’embarcation moyenne, suffisamment agile pour s’adapter à certaines situations d’urgence. C’est tout le projet du navire Avenir.
Pour lancer le chantier il faut réunir 6 millions d’euros, sur un coût total de 27 millions. Les lectrice·eurs de Carbo qui voudraient faire un don, peuvent se demander pourquoi le financement est citoyen et non porté par des gouvernements ou grandes institutions.
M. V. P. : Beaucoup de gens sont d'accord pour faire exister ce bateau mais le projet est tellement clivant au plan politique que l’histoire a tendance à être mise sous la table. C’est donc à la société civile de se mobiliser, mais nous contactons aussi de grandes institutions. Au niveau européen, des députés se sont saisis du projet et veulent faire avancer les choses. Il faut continuer ! Ce n’est pas seulement un bateau mais plusieurs à venir. Le projet est également soutenu par des institutions culturelles, plus de 60, qui sont à la fois des relais et des espaces de réunion du collectif Navire Avenir. Nous avons, par exemple, été en résidence au Centre Pompidou, en octobre dernier, après avoir tracé les contours du navire à l’échelle 1, devant le musée. En février nous serons au théâtre la Comédie de Reims et cet été au Festival d’Avignon. Le public est à chaque fois invité. Aujourd’hui, j’ai plus confiance dans les gens que dans l’action des gouvernements, il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé à la COP28 de Décembre 2023, c’est hallucinant.
En vingt ans, vous avez déjà soutenu de nombreux projets humanitaires, au Bangladesh et ailleurs. Pourquoi avoir embarqué à bord du Navire Avenir ?
M. V. P. : J'habite à Marseille, j'ai la chance de vivre avec la mer en face de mes fenêtres tous les jours, je navigue depuis mon plus jeune âge. Le secours en mer est quelque chose d'intrinsèque à la navigation, on doit porter assistance aux gens en détresse. Il n’y a même pas à discuter. Donc en tant que marin, architecte, père et être humain, porter ce projet est une évidence.
Pour aller plus loin :
- Infos sur le navire et faire un don : via la plateforme dédiée regroupant les avancées du projet, les lieux de présentation du projet et la levée de fonds. https://www.navireavenir.eu/welcome/
- VPLP design et Navire Avenir : via son site : https://www.vplp.fr/maritime/navire-avenir/
- Sur Francetv : clip vidéo autour du Navire Avenir visible tout le mois de décembre https://www.france.tv/france-4/fraternite-generale/fraternite-generale-saison-8/5470665-navire-avenir.html
- Prochain évènement : à la Comédie de Reims le 4 février 2024 https://www.lacomediedereims.fr/saison-23-24/navire-avenir
Crédits photos de couverture : Carton d’invitation par anticipation à l’inauguration du Navire Avenir, distribué à la Friche belle de mai à Marseille en mai 2023 © Alexia Luquet
La journaliste autrice de cette interview suit le projet depuis août 2022 et précise aux lectrices et lecteurs qu’elle fait partie des soutiens du Navire Avenir.