On ne présente plus One Piece, le manga phénomène de Eiichiro Oda. Du nombre de fans (plus de 500 millions d’exemplaires écoulés) aux multiples arcs narratifs (déployés sur 100 tomes), la saga est synonyme de gigantisme. Laisse-t-elle une place à l’écologie, dans tous ses rebondissements ? Montez à bord si vous ne craignez pas les tempêtes – et les spoilers !
À la découverte du vaste monde
One Piece est un shonen, c’est-à-dire un récit initialement à destination de jeunes garçons qui met en scène des héros de leur âge dans une quête initiatique. On y suit Monkey D. Luffy, pirate à la recherche d’un légendaire trésor, le One Piece du titre.
Perpétuellement coiffé d’un chapeau de paille, Luffy affronte toutes les difficultés avec le sourire. On ne l’entendra pas faire de grandes déclarations sur l’écologie (ou sur grand-chose d’ailleurs), et One Piece n’est pas spontanément cité parmi les mangas écolo comme peut l'être Nausicaä de la vallée du vent de Miyazaki. Ce qui prime, c’est la navigation au sein d’un immense monde maritime, composé d’une multitude d’îles.
Et l’imagination d’Oda semble infinie quand il s’agit d’imaginer des écosystèmes fous mais cohérents. L'île de Zou est par exemple située sur le dos d’un éléphant, qui asperge le terrain de sa trompe tous les jours, menaçant de renverser les personnes qui ne trouvent pas d’abri, mais offrant aussi de l’eau potable à ses habitant·es. Un tour sur la liste des plantes et champignons dans One Piece suffit pour avoir le tournis.
Pour autant, ne voir dans One Piece qu’un récit d’exploration serait une erreur. Pour Phedra Derycke, auteur·e de One Piece : Leçons de pouvoir, « il s’agit d’une œuvre politique qui évoque de nombreuses thématiques comme les discriminations, les représentations LGBT+... C’est un tout, et l’écologie en fait partie en tant qu’écologie politique, elle n’est pas séparée des autres considérations. »
Une analyse partagée par la militante et politologue Fatima Ouassak, autrice de Pour une écologie pirate : Et nous serons libres, qui voit en One Piece une source d’inspiration pour la lutte écologique dans les quartiers populaires. Elle explique dans une interview pour Le Média que l’imaginaire de la piraterie, de la liberté, peut mobiliser les jeunes des quartiers, le manga déployant ainsi une écologie désirable à hauteur d’enfant.
Combats pour la terre et lutte des classes
Prenons l’exemple du Pays des Wa, ou Wano. Inspiré du Japon féodal, il s’agit d’un territoire tombé sur la coupe du pirate Kaido, qui a ravagé les paysages en y installant des usines d’armement. Cette industrie a également pollué tous les cours d’eau, et le peu de nourriture saine qu’il reste est consommé par les élites. Les habitant·es n’ont d’autres choix que de se soumettre à eux s’ils veulent survivre. Comble de l’ironie : le dirigeant n’hésite pas à distribuer des fruits du démon qu’il sait contaminés dans les bas quartiers, condamnant les personnes qui les croquent à un perpétuel et incontrôlable rire…
La question de l’appropriation des ressources est aussi présente dans l’arc se déroulant sur l’île céleste de Skypiea, qui évoque visuellement les peuples amérindiens chassés de leurs terres par les colons. À l’inverse du monde « d’en bas », la terre y a une valeur sacrée puisqu’elle est très rare.
Devenir animal
Les limites entre humains et animaux sont poreuses dans le monde de One Piece. Les humain·es qui ingèrent certains types de fruits du démon acquièrent des capacités propres aux animaux (par exemple du lion ou de la girafe) et deviennent des êtres hybrides. Parmi les peuples rencontrés par l’équipage de Luffy, certains sont également mi-humains, mi-animaux, comme les Hommes-Poissons ou les Minks.
Le fait que les Hommes-Poissons aient été réduits en esclavage parce que considérés comme inférieurs par le gouvernement (mais jamais par Luffy) transmet un fort message anti-discrimination. Mais on peut aussi y voir un message écologique, dans le sens où les êtres hybrides savent utiliser les pouvoirs de la nature à leur avantage sans jamais l’épuiser.
La technologie, sauveuse ou destructrice ?
Pas de smartphones dans One Piece, mais des Den Den Mushi, escargots qui servent de téléphones quasi portables. Ils représentent bien la technologie de One Piece : des outils qui semblent magiques mais qui sont encore une fois cohérents avec tout l’univers. On notera aussi que l’imaginaire animal est très présent, puisqu’on trouve également des Dials, des coquillages qui peuvent stocker de la matière ou de l’énergie ou encore des Martins Facteurs, mouettes livreuses de journaux.
L’appétit innovateur est vu avec ambivalence à travers le personnage du Dr Vegapunk, présenté comme « l’homme le plus intelligent du monde », dont le cerveau dépasse de son crâne. Ses recherches provoquent l’admiration, et pourtant il a également participé à la création d’armes redoutables. Son ancien collègue, Cesar Clown, a quant à lui réduit la luxuriante île de Punk Hazard en dépotoir toxique après une expérience chimique ratée.
La montée des eaux, menace existentielle
Malgré les problématiques écologiques évoquées (et on aurait pu donner encore beaucoup d’autres exemples !), on distinguait, jusque récemment, une différence majeure entre le monde de One Piece et le nôtre : l’absence d’une menace aussi globale que le réchauffement climatique. C’était sans compter le dernier rebondissement en date. En effet, dans les chapitres publiés au printemps 2024, le niveau des eaux est en train de monter, mettant en danger de nombreuses îles, un risque que tous les personnages prennent très au sérieux.
Au moment de l’écriture de cet article, les causes de cette catastrophe à venir ne sont pas encore pleinement élucidées, mais elle pourrait être liée à la création et l’utilisation dans un passé technologiquement avancé d’une arme associée aux recherches du Dr Vegapunk sur une source d’énergie inépuisable – difficile de ne pas penser à l’énergie atomique et Hiroshima.
« J’ai longtemps émis l’hypothèse que One Piece était un monde post-apocalyptique, et ces éléments semblent le confirmer, éclaire Phedra Derycke. On est face à une société qui est allée trop loin dans la technologie, et qui l’a ensuite oubliée. »
Et si le trésor, c’était de lutter ensemble ?
Eiichiro Oda a un secret bien gardé : le contenu de One Piece, ce trésor que cherchent tous les héros de la saga. Luffy a aussi déclaré qu’il avait un rêve, et son équipage a éclaté de rire quand il l’a partagé. Comme tous les fans, j’ai ma théorie : le but du gentil Luffy doit être que tou·tes les pirates vivent ami·es, et le trésor le secret de la collaboration.
On pourrait arguer que dans One Piece, les méchant·es sont faciles à identifier. Après tout, pour que la pollution prenne fin sur l’île de Wano, il a « suffi » de battre le tyrannique Kaido, qui maintenait la population sous sa coupe. Mais pour ce faire, tout un jeu d’alliance s’est mis en place entre pirates ennemi·es.
« Luffy est toujours engagé dans une lutte bienveillante, mais ses motivations ne sont pas directement écologiques. Il évoque à plusieurs reprises dans la saga, et notamment dans l’arc de Wano, qu’il se bat pour que ses ami·es puissent manger à leur faim. On parle donc du partage des ressources - mais en le formulant autrement. C’est ce qui fait que cette œuvre parle à tout le monde et véhicule autant de valeurs », conclut Phedra Derycke.
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