Avec leur roman graphique Sertão. En quête d'agroécologie au Brésil (éditions Futuropolis), publié en septembre 2024, le docteur en anthropologie sociale Sébastien Carcelle et le dessinateur Laurent Houssin publient une œuvre atypique, entre fiction et enquête anthropologique. Interview avec Sébastien Carcelle, sur fond d’agroécologie brésilienne et de questions spirituelles.
En 2017, Sébastien Carcelle est parti étudier les communautés agroécologiques brésiliennes de la région du Sertão (région du nord-est du Brésil). Alors qu’il pensait découvrir le berceau de cette agriculture écologique alternative, le docteur en anthropologie sociale, également prêtre catholique lorsqu’il arrive au Brésil, bouscule sa spiritualité intérieure au contact des familles de paysans et des militants agronomes. À travers le roman graphique, c’est une quête du bonheur individuel et collectif qu’il propose à ses lecteur·ices.
Votre parcours est pour le moins original : comment passe-t-on d’ingénieur agronome à prêtre, anthropologue, puis auteur de BD ?
Sébastien Carcelle : Déjà en tant qu’ingénieur agronome, j’avais un profil différent parce que je m’intéressais aux sciences sociales. J’ai fait une césure en Argentine dans une communauté quechua d’éleveurs de lamas à plus de 4 000 mètres d’altitude. Je me suis rendu compte que je n’étais pas bon pour les techniques agronomiques, mais que le courant passait bien avec des étudiants anthropologues argentins venus connaître la communauté où je vivais. Par la suite, après mes études d’agronomie, j’ai fait le choix de devenir religieux chez les jésuites. Je pensais y passer toute ma vie, mais ça ne s’est pas passé comme prévu. J’ai fait un master d’ethnographie il y a 10 ans, et je suis parti au Brésil faire ma thèse. Là-bas, j’ai beaucoup dessiné dans mes carnets de terrain. C’était presque thérapeutique, pour maîtriser ma psyché qui partait bien en vrille par moment. Le dessin me calmait, m’aidait à digérer les informations ethnographiques.
En repensant aux Chroniques de Jérusalem (album de bande dessinée autobiographique de Guy Delisle, ndlr) et aux Ignorants (album de bande dessinée autobiographique d'Étienne Davodeau, ndlr), je me suis dit que le dessin était peut-être un super moyen de transmettre les résultats de la recherche sur l’agroécologie.
C’était une bonne situation, ça, anthropologue-prêtre, pour observer les mutations écologiques au Brésil ?
S. C. : Chaque enquêteur, par son tempérament, ses goûts, ses qualités personnelles, va avoir accès à des choses et en laisser d’autres dans l’ombre. Dans mon cas, ce que j’ai mis en avant dans ma thèse, et du coup dans la BD, c’est un conflit de valeurs entre les groupes agroécologiques que j’ai côtoyés. Pendant deux ans, en passant d’un univers à l’autre, j’avais comme l’impression de changer de champ magnétique : ce qui était normal ou moral pour un groupe ne l’était pas du tout pour un autre. Les cultivateurs de manioc du Cerrado sont plutôt catholiques et conservateurs. Chez eux, les questions d’identité sexuelle, très fortes au Brésil, sont plutôt tabous. Quand je revenais chez les agronomes, c’était au contraire au cœur des luttes. À chaque fois, ça réagissait différemment en moi. Ayant été prêtre, je restais attentif aux convictions morales et aux croyances religieuses, au sens large. En fin de compte, tous étaient alliés dans un combat plus large. La force de l’agroécologie, c’est un art de la relation contre un ennemi beaucoup plus grand : l’agrobusiness.
Quelle est la part de fiction dans le roman graphique ?
S. C. : Il y a une orientation de vie qui s'est jouée pour moi dans cette thèse. Je ne voulais pas le raconter parce que c’était encore sensible. Le génie de Laurent Houssin – parce que je pense que c’est un génie : il a une très grande empathie pour les autres qui le rend génial – c’est qu’il a vite vu l’analogie entre mon vécu et mon travail de thèse. Il m’a proposé que l’on s’inspire de mon histoire personnelle pour faire passer le message de l’agroécologie : un modèle plus incertain mais à taille humaine. Il m’a fait accepter de puiser abondamment dans mes éléments biographiques, en les mêlant à la fiction. Le personnage a un autre nom, mais mes proches me reconnaissent. Ils me disent qu’il a la même manière de marcher que moi !
Pourquoi est-ce pertinent de faire entrer le monde de la recherche écologique dans l'univers culturel de la bande-dessinée ?
S. C. : Nous gagnons tous à ce qu'une culture écologique, au sens aussi de la science, soit partagée par le plus grand nombre. La question écologique est d'ailleurs déjà bien présente dans cet univers et c'est tant mieux ! À commencer par le travail de Laurent Houssin pour qui ces questions sont au cœur de son engagement artistique. Il a d’ailleurs décroché, avec Le potager Rocambole, le Prix Tournesol 2022 de la BD écologique – on y suit le devenir d'un potager bio sur une année, au fil des quatre saisons. J'ai appris davantage, ou mieux, en lisant cette BD que dans toutes les revues et les manuels de jardinage.
Abandonnez-vous votre casquette de chercheur dans cette démarche de vous ouvrir au grand public ?
S. C. : Dès le départ. C’est comme un vêtement au vestiaire. Travailler sur Sertão, c’est comme si je mettais ma tenue de clown pour me préparer au monde créatif. Les connaissances que j’ai comme chercheur sont là, mais dans cet univers on cherche à raconter une histoire. Sur la question écologique, qui est très anxiogène, maintenant il faut faire rêver pour ne pas que les gens restent abattus.
Quelle est la place de l’écologie au Brésil ou dans d’autres pays d’Amérique du Sud ?
S. C. : Ça passe par des pratiques agroécologiques simples, des « recettes de grand-mère » comme du purin pour traiter les parasites par exemple. Il n’y a pas de grande trouvaille, c’était d'ailleurs un peu ma déception d’agronome au départ. Mais il y a surtout un amour du monde végétal que l’on a essayé de faire passer dans la scène où Maria dit à Hugo : « Les plantes qui poussent près de chez nous, c’est celles dont on a besoin pour se soigner. Fais attention à elles, tu sais de quels maux tu souffriras. »
Au Brésil, l’agroécologie est avant tout un mouvement social qui repose sur des organisations collectives et une très grande solidarité. C’est possible parce que ceux qui sont mis à l’honneur sont les descendants d'esclaves affranchis, les communautés amérindiennes menacées. Ceux qui sont en bas de la société sont au centre du mouvement agroécologique. En France, l’écologie est un univers de scission permanente. Au Brésil c’est un univers d’élargissement. Celui qui n’est pas contre nous est avec nous.
En quoi est-ce également une quête du bonheur ?
S. C. : Travailler la terre de manière agroécologique, c’est dur physiquement. Ce n’est pas une vie de loisir, mais c’est une vie extrêmement saine. Chez les producteurs de manioc on ne mangeait quasiment que ce qu’on produisait. À 20h tu tombes de fatigue mais tu es heureux. C’est une quête d’un bonheur simple. Ensuite, charge à chaque lecteur·ice de repérer où et comment ça se joue, pour elle ou lui.
Sertão. En quête d'agroécologie au Brésil, Sébastien Carcelle et Laurent Houssin, Futuropolis, 224 pages, 26€