Splendide roman graphique, Le bruit de l’eau offre une saisissante plongée dans le quotidien des personnes touchées par les inondations monstres dans la Vallée de la Roya en 2020.
C’était le 2 octobre 2020. Ce jour-là, la tempête Alex fait des ravages dans la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes. Les conséquences sont dramatiques : 10 morts et 8 disparus. 13 000 dossiers de particuliers sinistrés recensés par les assureurs. 70 kilomètres de routes départementales détruits avec plus de 200 brèches. 17 stations d’épuration hors d’usage. 171 bâtiments dévastés et 52 qui menacent de s’effondrer. 30 ponts détruits et 15 autres endommagés. Des pans entiers de montagne disparus. 150 sépultures emportées…
Quelques années plus tard, Alain Bujak, auteur et photographe, et Laurent Bonneau, dessinateur, décident de se rendre sur place afin de mesurer le traumatisme chez les habitants et habitantes des communes alentour. De leur enquête ressort une bande-dessinée tout en poésie, servie par un graphisme spectaculaire. Les premières planches, taches de bleu profond et gris anthracite, attrapent tout de suite le regard. Page après page, les couleurs chatoyantes varient ensuite selon les scènes, passant d’un violet psychédélique à un tendre vert nature en passant par le rose acidulé et le jaune mélancolique. Le découpage sensible, réalisé par Laurent Bonneau, laisse par ailleurs toute sa place à la parole humaine, à l’émotion et à la rêverie.
Et puis il y a le propos, intelligent et vif. Les témoignages, variés, permettent de toucher du doigt la réalité de cette catastrophe écologique. Parmi les récits les plus frappants, celui de ce berger qui raconte avoir mis trois heures à se sortir de la boue qui l’enserrait jusqu’à la taille ou encore celui de ce pêcheur de Breil-sur-Roya, qui s’est réveillé au matin du 3 octobre 2020 dans son village coupé du monde, sans eau ni électricité. Ces histoires, rapportées avec beaucoup de pudeur, sont par ailleurs entrecoupées de photos montrant les dégâts des inondations, comme la façade de cette maison dont les ouvertures vomissent désormais des monceaux de pierres ou encore l’intérieur de ces logements vides, prêts à être démolis. De quoi nous étreindre le cœur.
Méditations écologiques en douceur
Le bruit de l’eau se distingue aussi par les méditations écologiques distillées tout au long de l’ouvrage. Se dirige-t-on vers une catastrophe inéluctable alors que les pouvoirs publics tardent à prendre des mesures ? Ou bien la déstabilisation du monde n’est-elle pas nécessairement synonyme d’effondrement total du vivant ? Ces réflexions ne sont jamais assenées, simplement évoquées comme des portes ouvertes vers des avenirs éventuellement moins sombres.
Pour nous aider à cheminer intellectuellement, Alain Juvak et Laurent Bonneau n’ont d’ailleurs pas hésité à aller rencontrer les scientifiques et les experts. Le discours de Daniel Marcovitch, chercheur de 78 ans passionné par les problématiques liées à l’eau, est l'un des plus lumineux. « Une inondation, c’est la rencontre d’une crue avec un enjeu économique, ou humain. C’est un aléa. Il n’y a pas d’inondation dans un paysage naturel. Il y a des crues » rappelle-t-il ainsi. Afin de limiter les conséquences dramatiques d’une inondation, les humains ont donc le devoir de s’adapter. Comment ? En mettant en place des choses toutes simples, comme bâtir des ponts suffisamment élevés pour laisser des gros volumes d’eau passer ou éviter de construire des habitats trop près des berges.
L’eau, un personnage à part entière
Originalité supplémentaire du livre : les deux auteurs ont choisi de donner une voix à la Roya, envisagée non pas comme une entité malfaisante mais comme un être vivant à nos côtés, suivant sa propre logique de survie et d’expansion. « Cette nuit-là. Je les ai surpris dans leur lit, pour les emporter dans le mien, les disparus », murmure ainsi le fleuve.
Dans l’épilogue, le chercheur Camille de Toledo évoque les initiatives qui fleurissent de par le monde depuis une quinzaine d’années pour tenter de donner une personnalité juridique aux éléments naturels et les sortir de leur simple statut d’objets. Une analyse certes pointue, mais qui nous coupe un peu trop brutalement de la poésie des pages précédentes, dans laquelle on aurait aimé rester jusqu’au bout. Cette fin un poil cérébrale a néanmoins le mérite de nous rappeler qu’en des temps pas si lointains, les rivières étaient considérées comme des divinités et non comme de simples bacs à poissons où se refroidir par temps de canicule. Une idée pour le moins… rafraîchissante !
Le bruit de l’eau, Alain Bujak et Laurent Bonneau, Futuropolis, 144 pages, 21€