« Coupures » : retrouver le sens du débat démocratique au théâtre

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màj en mars 2024

« Coupures est une pièce qui aborde la place que le public occupe, ou plutôt celle qu’il n’occupe pas dans le débat démocratique ». Cette pièce de la compagnie La Poursuite du Bleu, écrite et mise en scène par Samuel Valensi du Shift Project, et qui se joue au Théâtre de l'Œuvre jusqu’au 30 avril, convoque l’humour et la poésie pour donner envie d’entrer en résistance. Du théâtre inventif et poétique, de l’engagement et un discours politique fort, Coupures c’est le meilleur des mondes et c’est surtout à ne manquer sous aucun prétexte.

Un dimanche frisquet du mois de janvier, alors que la nuit s'apprête à tomber, nous nous dirigeons vers le Théâtre de l'Œuvre, niché dans une petite impasse typiquement parisienne du IXe arrondissement. Installés dans les sièges rouges caractéristiques des théâtres parisiens, nous attendons que la lumière s’éteigne en nous interrogeant sur la pièce que nous allons voir. À part le fait qu’elle porte sur l’écologie et qu’elle a connu un sacré succès à Avignon l'été dernier, nous ne savons pas grand-chose. Nous a été promis un mélange alléchant entre théâtre, écologie et politique.

« Avez-vous l’impression que votre voix compte ? »

La pièce commence alors même que la lumière n’est pas encore éteinte. Car Coupures est une pièce qui fait disparaître le quatrième mur et dans laquelle nous, public, avons un rôle important à jouer. Une première actrice arrive sur la scène, se place face à la salle et prend immédiatement les spectateurs à parti avec cette question, complexe et révélatrice : « avez-vous l’impression que votre voix compte ? ». Le public, étonné, se dévisage. On regarde son voisin de gauche, celui de droite, on se met à cogiter tout haut. L'actrice invite à se lever celles et ceux qui ont déjà eu le sentiment de ne pas avoir réellement choisi ses représentants politiques, ou d’avoir déjà été déçus après les élections. Une grande partie du public se lève. La pièce peut alors commencer, car c’est justement de ça dont elle va parler. De cette rupture, ou plutôt cette « coupure », entre les citoyens·ennes et celles et ceux qui les gouvernent.

Pour ou contre les antennes 5G ?

Commence l'histoire de Frédéric, maire écolo d’une petite commune rurale, élu pour son programme de protection de la nature et du vivant, et qui a décidé, sans consulter ses administrés, d'installer des antennes 5G sur le territoire de sa commune. Pendant une heure et demie, nous allons remonter le fil de sa prise de décision, assister à ses doutes, ses hésitations, et prendre la place du conseil municipal du village. À la fin de la pièce, il faudra nous prononcer : est-ce que nous comprenons la décision de notre maire ? Le reste de la pièce constitue donc un retour en arrière à travers lequel la troupe explore une infinité de thèmes : la démocratie et son fonctionnement centralisé et opaque, loin du terrain et des campagnes, la solitude et la détresse des agriculteurs dont la survie dépend des aides de l’État, le poids de l’argent dans le moindre choix politique, le fossé entre les programmes politiques et la réalité appliquée…

« La pièce peut alors commencer, car c’est justement de ça dont elle va parler. De cette rupture, ou plutôt cette « coupure », entre les citoyens·ennes et celles et ceux qui les gouvernent. »

Petit à petit, nous qui partions si sûrs de nous, offusqués par ce maire qui renie ses idées écologiques pour des antennes relais 5G, finissons par comprendre que tout n’est pas si simple. Rien n’est tout blanc ni tout noir. Chaque décision englobe une part d’intime, un mélange de personnel et de grandes causes, de contradictions et de concessions. On découvre notre maire en prise avec de nombreux problèmes domestiques, lui qui possède une exploitation agricole bio, qui ne touche plus les aides de l’Europe, et qui n’arrive plus à payer ses dettes. Lui que les loyers versés par les opérateurs téléphoniques en échange de l’implantation d’antennes relais sur ses terrains arrangeraient bien.

La mise en scène, ultra efficace, accroche, et rappelle les pièces d’Alexis Michalik, avec ses décors sobres et évolutifs, son rythme endiablé, sa construction « en poupées russes » qu’on ouvre au fur et à mesure et qui nous donnent accès au cœur profond de l’histoire, ses six acteurs qui jouent une multitude de rôles à la fois et se changent sur scène en un battement de cil. Le théâtre dans toute sa magie. La salle est intimiste, la proximité avec les acteurs et les actrices renforcée. La lumière se rallume régulièrement pour nous prendre à parti, les personnages vont et viennent parmi le public. La pièce, construite en crescendo, ne fait que gagner en intensité, les scènes s’enchaînent de plus en plus vite, on finit par s’embrouiller, ne plus tout comprendre des argumentaires déroulés, représentation scénique parfaite de la vacuité des discours politiques, de la complexité absurde de l’administration française et des mensonges des bons communicants.

Union du fond et de la forme

Coupures n’est pas juste une pièce sur un sujet engagé, elle est aussi portée par une compagnie, La Poursuite du Bleu, « fabrique de théâtre engagé et engageant », qui lutte depuis sa création en 2014 pour faire évoluer le monde du théâtre. Coupures a notamment été écrite par Samuel Valensi, membre du célèbre Shift Project et fondateur de la compagnie. The Shift Project, think tank fondé par Jean-Marc Jancovici, « œuvre en faveur d'une économie libérée de la contrainte carbone ». Ils ont notamment rendu un rapport conséquent sur la transition écologique des milieux de la culture intitulé Décarbons-nous la culture. Des éléments que la compagnie La Poursuite du Bleu tente déjà de mettre en place dans ses créations, alliant ainsi le fond et la forme : formation des professionnels de la culture, décors sobres et réalisés à partir d'éléments recyclés, régie végétarienne… Autant d’engagements que l’on peut retrouver détaillés sur leur site ou sur Instagram et qui prouvent que des solutions existent déjà pour permettre à la culture de se réinventer avec sobriété. L’année dernière, pour le festival d’Avignon, la compagnie avait également invité sur les réseaux sociaux à une mutualisation des déplacements des 1 500 compagnies se rendant au festival, et à remplacer les déplacements routiers par des trajets en train.

© La Poursuite du Bleu

Ce qu’exprime très bien Coupures, c’est la perte de sens du débat démocratique. Qui a vraiment le pouvoir ? Nous citoyens, avons-nous vraiment un rôle à jouer pour notre futur quand tout semble décidé dans des bureaux avec des politiciens en costards qui ne connaissent rien de nos épreuves quotidiennes ? Le lien est coupé entre l’État et les citoyens, le fossé se creuse toujours plus entre celles et ceux pour qui l’argent prime et celles et ceux qui défendent l’avenir de leurs enfants. Cette pièce, accessible à tous·tes, permet à chacun·e de s'identifier à travers des moments de vie simples, des doutes et des désespoirs universels. Elle nous met face à nos propres valeurs et convictions, à leurs limites, nous fait réfléchir tout en nous émerveillant de son inventivité créative, de ses ressors scéniques bien huilés.

« Alors si vous voulez que votre voix compte, levez-vous ! »

Avant le tonnerre d’applaudissements d’une salle unanimement debout, la dernière phrase prononcée résonne longtemps : « Alors si vous voulez que votre voix compte, levez-vous ! ». Comme une invitation à l’action citoyenne, un hommage à l’activisme comme seule issue possible pour élever sa voix. Se lever, marcher, agir, manifester. On sort de la représentation avec plein de réflexions emmagasinées dans nos cerveaux échauffés et un besoin criant d’en parler, de s’interroger, à plusieurs. Alors on se pose dans un café et on continue à discuter, longuement. Le débat citoyen renaît sous nos yeux. Pari réussi.

Photo à la Une : Coupures © Jules Despretz

Juliette Mantelet
Juliette est journaliste et co-rédactrice en chef. Ce qui l'enthousiasme par-dessus tout, c'est d'explorer le monde qui change et les futurs possibles avec optimisme par le biais de la littérature et de la pop culture.
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