Joël Auxenfans : La haie comme œuvre d’art

 ⏳ 
lecture 11 min
🪄 
màj en décembre 2024

Avec Les Haies, l'artiste plasticien et « auteur de plantations » Joël Auxenfans célèbre l’art de ces structures végétales linéaires au service d’un paysage de la biodiversité et de la résilience climatique. Par ses projets participatifs, il dessine un autre monde possible. Entretien.

Les Haies est un titre générique réunissant toutes les plantations pertinentes climatiquement, celles de l’artiste et et celles des autres ; celles d’hier, d’aujourd’hui et de demain ; en un tableau continu, partagé, participatif auquel, avec l’aggravation dramatique des crises climatiques et de biodiversité ainsi que les dislocations sociétales que celles-ci engendrent, tout un chacun est convié, peu ou prou, à prendre sa part. Dans cet entretien, Joël Auxenfans revient sur l’origine du projet Les Haies, sur les perspectives présentées par ces plantations, et surtout sur les enjeux artistiques, écologiques et politiques que ces œuvres soulèvent.

Comment définis-tu ta démarche artistique en lien avec le végétal, et comment celle-ci a-t-elle émergé ?

Joël Auxenfans : Je me définirais comme « auteur de plantations ». Je crée des plantations depuis bientôt 50 ans. Adolescent, je cultivais des pépinières et j'allais planter mes arbres là où je jugeais qu’il en manquait. Dans ma résidence, il y avait des espaces verts, et depuis la fenêtre de ma chambre, j’avais vue sur une bande de 5 mètres par 2 où je plantais, bouturais, greffais… 

Pendant mes études artistiques, j’ai un peu moins planté. Après une bourse d’étude en Suède en 1987, à l'occasion de laquelle j’ai travaillé dans des locaux industriels désaffectés immenses, j'ai réalisé que je voulais travailler dans des lieux vastes, et j’ai trouvé à la campagne, en Beauce, une église romane et gothique désaffectée à louer, dans ces territoires marqués par des plaines gigantesques et l’absence d’arbres… En 1992, confronté à ce désert visuel, j’ai mis au cœur de mon travail mes interrogations sur le paysage pour dessiner des plantations d'œuvres d’art. J’ai démarché des mairies, des ministères, des administrations, mais à l’époque on ne percevait pas encore l’urgence climatique… 

De quelle manière le fait de travailler dans ce bâtiment au milieu de la campagne a-t-il influencé ta pratique ?

J. A. : Travaillant isolé dans cette église, lieu vide à forte charge spirituelle, la notion de temps m’intéressait. Je voyais ces anniversaires superficiels et racoleurs des supermarchés ou celui, désactivé par le gouvernement Mitterrand, du bicentenaire de la Révolution française. En réponse à cela, je voulais ancrer l’idée d’anniversaire dans la justesse des cycles éternels des saisons agricoles, en référence à cette œuvre d’Hésiode « Les travaux et les jours ». Par ailleurs, les inscriptions de marquage industriel sur les bouteilles et emballages m’intéressaient comme indices finalement esthétiques à force de pragmatisme, objectivant la naissance, la production et la vie de l’objet. Je jouais sur l’expression « bon cru » des vins, reflet de ma propre croyance en ce que mon propre travail puisse être apprécié, et « cru bon »...

Nombres, plantes, visage.
Peinture à la colle de peau et pigment et gouache sur toile. 30 x 30
cm. 1990.
© Joël Auxenfans

J’ai commencé à peindre des chiffres, à l’envers et à l’endroit, comme les « revers de fortune ». Le hasard et la fortune m’intéressaient. J’ai élaboré un vocabulaire de signes, nombres, rameaux, effigies, losanges... Et à partir de ce vocabulaire, j’ai investi des techniques : porcelaine, verre soufflé, marqueterie, métallurgie, estampe, jouant sur des variations et des multiples. Au tournant des années 2000, j’ai renoué avec la peinture à l’huile, héritage sensible et culturel immense qui, en ces temps de technologie croissante dépréciant la manualité directe, de plus en plus, me hantait…

Plante. Porcelaine de Limoges. 23 x 12 x 2 cm. 1991.
© Joël Auxenfans

Comment cette relation au temps, à la saisonnalité, t’a-t-elle amené à créer le projet Les Haies ?

J. A. : En 1992, pour « peindre avec le temps et les arbres », j’ai tracé les premiers tracés régulateurs de plans forestiers gigantesques qui emploieraient utilement les aides de la PAC et aussi par là, fixeraient le carbone… Ces aides à l’époque étaient une honte. Elles ne visaient qu’à faire monter artificiellement les cours du blé avec les aides publiques pour la spéculation et les profits du marché mondial agricole. On obligeait les agriculteurs à ne pas cultiver alors qu’il y avait la faim dans le monde. Au lieu de cette gabegie, cet argent public pouvait à mon sens servir à planter des « temples forestiers », sanctuaires de biodiversité, géométriques, avec entretien mécanisable et un plan anticipant la diversité de croissance des différentes essences… Ces œuvres étaient motivées par des inquiétudes écologiques qui étaient déjà annoncées par les sciences mais aussi peu écoutées qu’aujourd’hui. Intuitivement je mettais cette crise en scène par mes projets de plantation. Je réunis désormais tous ces travaux sous le titre Les Haies. Mon objectif est de vendre des kilomètres de Haies, qui peuvent prendre la forme de pépinière, verger, haie, boisement, arboretum, parc, agroforesterie... Mon atelier est partout !

De 1992 à aujourd’hui, raconte-nous l'évolution du projet Les Haies ?

J. A. : En 1992, les projets de plantation étaient un manifeste artistique, qui a mis du temps à se concrétiser. Le premier fut réalisé en 2006 à La Garde-Freinet, près de Saint-Tropez, sur 8 hectares, avec 880 plants de 86 essences différentes. Il y a eu un incendie en 2003, et 2 000 hectares sont partis en fumée, deux pompiers morts, drame qui se répète chaque été, causé – on le sait – par la déprise agricole et un mitage des paysages par les lotissements… Ma mission d’artiste portait alors sur un site communal dans le Var, datant du Néolithique, situé au sommet d’une colline, la « Colline de Miremer » (jadis, mirer la mer voulait dire la scruter face aux risques fréquents d’invasions venant de la mer).

Lignes de vues.
Plantation sur 8 ha à La Garde-Freinet. Fondation de France. Médiation Bureau des Compétences et Désir, Marseille. 2006.
© Joël Auxenfans

J’ai appelé mon projet, basé sur des lignes elliptiques concentriques, « Lignes de vues », parce que sur cette colline de forme ovale, je proposais que chaque segment de ligne d’arbres plantés soit horizontal, comme les « fascines » par lesquelles les anciens rassemblent les débris de bois d’un incendie en lignes horizontales pour retenir les sols contre les ruissellements. Ces fascines, en se décomposant, créent un terreau pour que des graines commencent à repartir. Les lignes de mon projet sont aussi horizontales, mais plantées de jeunes arbres, et aussi destinées à créer des chemins à flanc de colline d’où l’on voit le paysage, d’où le titre « Lignes de vue ». Ce projet fut soutenu par les Nouveaux commanditaires de la Fondation de France, avec la médiation du Bureau des Compétences et Désirs (BCD) de Marseille. 

Quelle autre forme a ensuite pris le projet Les Haies ?

J. A. : Après cette expérience de commande publique monumentale, j’ai proposé un projet avec Réseaux Ferrés de France (RFF), sur la ligne de TGV Dijon-Belfort alors en construction. Ce projet réalisé en 2011, encore avec le soutien du programme des nouveaux commanditaires de la fondation de France, et une médiation de Xavier Douroux du Consortium de Dijon. Le projet s'intitule Le ruban. Il mesure 450 m de long – la longueur d’un quai de TGV –, et 12 mètres de large – la largeur du talus –, planté de 12 bandes parallèles de buis et de lavandins différentes. Je voulais que le voyageur voyageant en TGV, en passant à 300 km/h, entrevoie un tableau arrêté de bandes colorées parallèles à la trajectoire du train, produisant pendant quelques secondes un effet cinétique à l’envers, c’est-à-dire une image arrêtée. Quatre grands panneaux d’affichage en bois massif complétaient cette plantation-tableau, et rendaient possible une programmation d’affichages d’artistes par le fonds Régional d’Art Contemporain (FRAC) de Franche-Comté, qui accueille l'œuvre dans ses collections. 

Le ruban.
Plantation pour la gare de Besançon Franche-Comté TGV. Fondation de
France programme des Nouveaux Commanditaires. Médiation Xavier Douroux, Le Consortium, avec
la participation du Fonds Régional d'Art Contemporain de Franche-Comté.
© Joël Auxenfans

Le projet Les Haies engage le faire ensemble. Comment lances-tu des dynamiques de plantations ? De quelle manière te positionnes-tu ?

J. A. : Pour « Lignes de vue », en 2006, j’ai coordonné le projet, et il a été réalisé par une entreprise de paysage missionnée spécifiquement. En 2018, à Mortagne-au-Perche, j’ai dessiné une Haie polychrome pour l’association Mortagne en transition, plantée ensuite avec les bénévoles de l’association. Je travaille également avec des lycées agricoles et des écoles. À Saulx-les-Chartreux, 45 personnes issues de diverses communes voisines ont contribué financièrement pour acheter les plants de la Haie polychrome de 100 mètres et les 442 arbres et arbustes à fruits du Verger du Troisième paradis. Le signe du Troisième paradis est emprunté à l'artiste italien Michelangelo Pistoletto, en collaboration avec sa fondation Cittadellarte. Plus de 25 personnes ont ensuite planté ces œuvres. Ces gens sont des acteurs au présent, dans l’instant, renvoyés à la durée très longue des Haies (si elles parviennent à survivre). 

Les Haies et le Verger du Troisième paradis.
Plantation par des marraines et parrains dans une
ferme bio de l'Essonne. Avec le soutien d'Animakt. 4000 m². 2020.
© Joël Auxenfans

Quelles temporalités vois-tu au cœur du projet Les Haies ?

J. A. : Avec Les Haies, j’ai l’impression qu’il y a comme une archéologie par anticipation. Je me projette bien au-delà de notre époque, fugace comme le sont toutes les époques. L’artificialité du geste de création se marie au long terme. On travaille avec les gens, le temps, l’usure, l’usage. La recherche de beauté qui passe par Les Haies, c’est aussi la beauté du temps qu’on y passe, qu’on y travaille, qu’on partage, que l’on savoure avec les fruits, que l’on apprécie seul, et que l’on espère…

Quel déplacement s’opère au niveau de l’œuvre d’art, création collective qui émane du vivant humain et non-humain ?

J. A. : Le but du projet est de fédérer des Haies qui peuvent se faire partout, d'interpeller tous les acteurs, professionnels et amateurs, retraités, enfants, familles... Les Haies est également un projet avec les autres haies. Mes haies, d’une certaine manière, sont ambassadrices de toutes les initiatives en ce sens. Elles magnifient le vivant et la biodiversité en un monument viable, pérenne, évolutif, accueillant, qui soigne la société, et qui me fait du bien à titre personnel, par l’impression d’agir et de récolter les bienfaits de mon œuvre dans un projet en progression, toujours plus grand et plus abondant.

Les Haies.
Plantation dans une ferme bio d'Eure-et-Loir, avec le lycée de La Saussaye à Chartres.
700 mètres de longueur. 700 plants. 2019.
© Joël Auxenfans

Quelles dynamiques d’entretien et de soin implique ce projet ?

J. A. : Il y a un protocole d’entretien. Je dois admettre d’emblée que l’engagement d’entretien n’engage « que celui qui y croit », car peu de paysans ou de lieux, même publics, s’y soumettent parfaitement, faute de temps, de moyens ou de motivation. Il me faut bien travailler avec ça. J’aime venir dégager moi-même les plants à la faux, aider le paysan à effectuer l’entretien de ses Haies artistiques, partager ces moments ou encore les vivre seul, parmi les oiseaux et les surprises des plantes... C’est une méditation active. Avec les crises climatiques, des haies, que ce soit les miennes ou d’autres, il faudra en planter 10 fois plus, on en replantera tous les ans car elles vont mourir fréquemment du manque d’entretien, des sécheresses à venir... Mais c’est merveilleux de revoir chaque année dans les Haies ce qui progresse, se déploie, c’est un tableau lent qui se fait avec moi et sans moi.

Comment les Haies prennent place dans le cadre d’exposition ? Pourrais-tu évoquer celle des Tanneries par exemple.

J. A. : L’art en extérieur n’empêche pas l’art intramuros dans les lieux dédiés. Les lieux d’expositions sont pour moi des lieux par lesquels je mets en scène la propagande des Haies. Qu’est-ce qu’une propagande, lorsqu’elle se définit comme une question qui appartient au champ de l’art ? C’est la question que posent les dispositifs, installations, vidéos, objets que je présente dans mes expositions. Aux Tanneries, le directeur Éric Degoutte a accepté que l’on tente une expérience de télescopage de 32 ans de travail. Par exemple, on a pu montrer des œuvres qui dataient de 1989, mêlées à d’autres qui dataient de quelques semaines à peine… On retrouve encore cet aplatissement du temps – ancien  et récent –  à l’œuvre dans Les Haies.  

Plantations.
Panneau de marqueterie avec 16 essences de bois. 38 x 77,5 cm.1996. Exposé aux
Tanneries en 2022, exposition « Les Haies, une question de faire, prémonitions ».
© Joël Auxenfans

Aujourd’hui, l’art écologique n’existerait-il pas dans ces projets d’interventions plantées sur des terrains, de soin porté au sol, à la diversité des espèces, à la présence du vivant ? Comment définis-tu ton engagement en tant qu’artiste ?

J. A. : Je pense être un artiste de la « réparation » et de l’immédiateté de la relation au vivant, en particulier à travers la récolte des fruits délicieux de certaines de mes plantations. C’est un projet épicurien qui n’attend pas tout des grands changements politiques à venir, sans en nier toutefois leur impérieuse nécessité. Car on ne changera pas de paradigme sociétal en triant docilement nos déchets ménagers. Mais, je ne peux plus, en tant qu’artiste, me contenter de produire comme une vache à lait des objets esthétiques à vendre sur le marché de l’art, qui reste trop souvent totalement indifférent aux enjeux climatiques et sociaux de notre temps. Au travers de la lenteur de cette création-réparation des Haies, voit le jour une œuvre nouvelle, assez inouïe, s’étalant potentiellement sur des kilomètres et des siècles. Dans des lieux disséminés partout où cela devient possible, et jouant un rôle éminemment concret bien que modeste, se joue là, concrètement, un tableau peint avec les arbres en faveur de la préservation du climat et de la biodiversité, qui change les représentations futures du paysage. Car l’échelle d’idée de l’œuvre Les Haies, c’est, après tout, la Terre elle-même, n’est-ce pas, et les gens qui l’habitent. 

De quelle manière vois-tu avec ce projet un enjeu politique et pictural ?

J. A. : Dans le contexte du marché de l’art très exclusif, je suis conduit à inventer une économie de sobriété pour créer des formes picturales avec peu de moyens. Par exemple, parallèlement aux Haies, je peins des toiles de portraits politiques, que j’imprime et affiche dans Paris, parfois près des galeries. Je les vends (ou les donne) dans les manifestations et obtient parfois des droits d’auteurs par l’ADAGP quand la presse publie mes images. La question de la politique et de la peinture m’intéresse. Ces affiches, libres des mouvements politiques, ont eu un certain succès. À cause du lien qui s’est développé dans mon œuvre entre peinture, paysage et politique, je place souvent dans mes plantations des panneaux d’affichage, qui correspondent, pour moi, en tant que cimaise rudimentaire, à de la peinture en puissance. Ces panneaux introduisent une dimension culturelle, muséale et aussi politique au sein des plantations : ils se tournent vers l’art, au-delà de l’écologie.

Les Haies, Noms buissonnants (détail).
Panneaux en bois, affiches, plantations d'arbres. 9ème
Biennale d'art contemporain de Melle. 2022.
Collections du Fonds Régional d'Art Contemporain de
Poitou-Charentes.
© Joël Auxenfans

Photo à la Une : Croissances. Objets tournés en bois, métaux, ivoire,… Hauteur moyenne 5 cm. 1995. © Joël Auxenfans

Pauline Lisowski
Pauline Lisowski est critique d'art et commissaire d'exposition, intéréssée par les relations entre art, nature, paysage et écologie.
Une sélection d'articles dans votre boite mail 📩

Vous devriez aussi aimer

1 2 3 10
Logo Carbo Bilan Carbone Entreprise
Version beta

Engagez vous dès aujourd'hui avec Carbo.

Votre allié pour maîtriser votre impact carbone
Accélérer la prise de conscience écologique pour réduire dès maintenant notre empreinte carbone.
Carbo ® tous droits réservés
Conçu en 🇪🇺 avec 1.57 tCO2e / an 🌱

Le Bulletin Vert 🌱

Chaque mois, on vous glisse dans votre boîte mail des ressources ludiques et pédagogiques sur le bilan carbone  👉
Logo Impact 120
Logo Impact France
Logo Capterra Best Value 2023
Trustpilot Reviews
Logo Appvizer
Logo France Relance
Logo Qontrol
Logo Solar Impulse
Logo CDP Provider
Logo CSRD
cross-circle linkedin facebook pinterest youtube rss twitter instagram facebook-blank rss-blank linkedin-blank pinterest youtube twitter instagram