La nature est-elle une fiction ?

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màj en mars 2024

Si l’on en croit sa définition, la nature serait "tout ce qui existe dans l'univers hors de l'être humain”. Un peu à la manière du terme “environnement" - littéralement, ce qui est autour de nous - qui fait de l’humain une figure différente, à part, voire carrément "hors-sol”. Mais une telle nature existe-t-elle vraiment ? Et ne faudrait-il pas aujourd'hui se défaire de ce concept ?

"Au seuil de la doctrine est assis ce principe : Rien n’est sorti de rien ; rien n’est l’oeuvre des Dieux”. Au Iᵉʳ siècle avant notre ère, le philosophe Lucrèce pose dans De Rerum Natura (De la nature des choses), une énigme qui anime l’humanité depuis l’Antiquité. D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Et, finalement, comment expliquer notre place si proéminente sur Terre ? Cet exercice de pensée a donné naissance à une séparation entre d’un côté l’humain et de l’autre le non-humain, et nous en sommes venus à se concevoir comme des êtres détachés de leur environnement. C’est ainsi qu’est née la fiction de la nature : une entité mystérieuse à la fois effrayante et fascinante, farouche, mais surtout domesticable. 

Le mythe Gaïa

Comment l’humain en est-il venu à se voir comme un être pouvant s’extraire de son milieu naturel ? Il semble curieux de considérer l’humain au-dessus de son “environnement” puisque celui-ci, littéralement, l’“environne” à sa hauteur… Et pourtant ! C’est bien ce que nous avons fait depuis quelques siècles déjà. Mais cette division entre l’humain et le non-humain n’a pas toujours été présente dans l’imaginaire des Hommes. Au contraire, les Grecs considéraient la Terre comme une unité. Pour eux, tous les éléments qui la composent ne font qu’un, selon un équilibre parfait, formant un tout. Tout qui, incarné par la déesse Gaïa dans la mythologie grecque, était dépeint par le poète antique Hésiode comme une femme “aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants”. Née du Chaos - qui précède le monde et les dieux - Gaïa est la personnification de l’équilibre qui régit tous les êtres et les éléments qui composent la Terre. Autrement dit, elle est ce sur quoi repose toute chose. Dans ce mythe, l’humain et la nature ne sont pas deux entités séparées mais deux entités qui ne peuvent vivre l’une sans l’autre. Une symbiose progressivement oubliée au fil des siècles. 

Gaïa vue par le street-artiste américain Mear One, 1998
Gaïa vue par le street-artiste californien Mear One, 1998

L’Homme, un être d’exception... ?

De nombreux philosophes érigent l’humain comme un “animal” exceptionnel, doué d’esprit et de raison, qui domine naturellement toute autre espèce. Platon le premier, fait de l’humain le centre de tout, un individu pourvu d’un corps, mais surtout d’une âme, ce qui fait de lui le vivant le plus évolué sur Terre. Et cette âme ne vient pas de n’importe où : selon Kant, celle-ci (qu’il appelle la psuchè) est d’origine céleste, et tombe dans le corps d’individus. Une théorie qui donne presque un caractère sacré à l’humain. On retrouve cet esprit platonicien dans la Genèse, texte fondamental du christianisme et du judaïsme. Sa nature quasi-divine impose à l’humain des devoirs. Dieu, qui le créa “à son image”, lui ordonne : “Remplissez la terre et soumettez-la, dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout être vivant.” Non, l’humain n’est pas un animal parmi les autres ; il est celui qui dompte la nature, et en prend le contrôle. Et ça, on ne s’est pas privés de le faire.

Le récit biblique de la création de l'homme par Dieu, représenté ici par Michel-Ange au xvie, attribue à l'espèce humaine un statut central dans l'histoire de l'univers. — Michel-Ange Buronarroti
Le récit biblique de la création de l'homme par Dieu, représenté ici par Michel-Ange

Une fiction romantique 

En raison de ses capacités intellectuelles, l’humain serait le maître de tous les êtres vivants et devrait agir en tant que tel. La distinction entre humain et non-humain a permis de justifier à l’humain une place dominante et a nourri un certain anthropocentrisme - et même un anthropocentrisme certain ! En se considérant comme une espèce extérieure à son milieu naturel, l'humanité s’est éloignée de ce dernier. La nature est devenue une entité à part, méconnue, tout en étant familière. Admirée par sa beauté, son côté mystérieux, fascinant, obscur et parfois magique, elle est devenue le sujet de nombreux textes et récits. ““la nature aime à se cacher” écrivait Héraclite d’Ephèse. Ses lois et ses mécanismes nous échappent et nous attirent à la fois, elle procure des émotions et suscite des interrogations. La toute première des grandes questions étant le phénomène qui nous a permis d’advenir, nous, êtres humains. Comment de ce milieu sauvage, l’humain a-t-il pu venir au monde ? 

Ce sujet a inspiré des écrivains qui pensent la nature, comme un “retour aux sources” et les milieux naturels comme des espaces purs, la pureté se définissant justement par sa démarcation avec ce qui est humain - ou en tout cas, l’humain civilisé tel qu’aujourd’hui. Felix William Leakey définit cette pureté dans une étude de Baudelaire, comme “l'univers extérieur (matériel et non humain) qui nous entoure”. Elle est une fiction sentimentale du poète : il cherche à retrouver l’état idéal ou primitif, celui que l’humain a perdu. 

Le Voyageur contemplant une mer de nuages du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich.
Le Voyageur contemplant une mer de nuages du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich, 1818

La nature, insoumise aux lois de la société, devient un idéal pour ces poètes à la recherche de l’essence de chaque être, de la vie. Elle est tout ce que la civilisation n’est pas : authentique, généreuse et bienveillante. “La nature est tout ce qu’on voit, Tout ce qu’on veut, tout ce qu’on aime. Tout ce qu’on sait, tout ce qu’on croit, Tout ce que l’on sent en soi-même”, écrivait George Sand (“A Aurore”).

La nature, une fiction politique

Insoumise, oui ; dangereuse et symbole du chaos, également. La fiction de la nature n’est pas uniquement l’apanage des poètes romantiques. Des penseurs et hommes politiques du siècle des Lumières se sont appropriés le concept. Elle n’est pas le symbole de pureté que les Romantiques lui prêtent : de manière moins positive, la nature devient synonyme de désorganisation sociale et politique. La nature est ce dont on doit se méfier si l’on ne veut pas retomber dans des conditions primaires, où les lois n’existent pas. Le concept ainsi politisé, justifie l’établissement d’un gouvernement organisé, préservant les droits de tout un chacun et permettant à une société en paix d’advenir. 

Rousseau le rappelle dans son Contrat Social : pour échapper à un état primaire où les libertés excessives peuvent conduire à la violence et aux inégalités, il faut une “association civile”. Il va jusqu’à dire que l’état de nature est un état qui « n'existe plus, qui n'a peut-être jamais existé, qui probablement n'existera jamais ».

Thomas Hobbes caricature d’ailleurs l’Etat, l’organisation régissant cette association civile, par le Léviathan, une force capable de protéger ses sujets. Pour préserver la Paix et l’ordre dans une société, il faut contrecarrer la nature, ou plutôt la tendance naturelle des Hommes à se faire la guerre. C’est ainsi que le récit politique conçoit la fiction de la nature. En tout cas, à l’occidental. 

Le frontispice du Leviathan, exécuté par Abraham Bosse

Et si l’on mettait fin à cette fiction ? 

Et aujourd’hui ? Pour l’anthropologue français Philippe Descola, qui a vécu trois ans en contact du peuple Achuar en Amazonie, “certains peuples conçoivent leur insertion dans l’environnement d’une manière fort différente de la nôtre. Ils ne se pensent pas comme des collectifs sociaux gérant leur relation à un écosystème, mais comme de simples composantes d’un ensemble plus vaste au sein duquel aucune discrimination véritable n’est établie entre humains et non-humains”. Plutôt que de dompter leurs ressources, ils les insèrent dans leur collectif et leurs pratiques. Pour eux, la “nature” n’existe pas et toute chose - pierre, animal ou végétal - détient à l’instar de l’humain, une âme. Ce dernier n’est donc pas un être particulier, mais un élément faisant partie d’un tout. 

Catégoriser, projeter une valeur sur les choses qui l’entourent permet depuis des siècle, à l’être humain de penser sa place dans son milieu. La “nature”, immaculée de présence humaine, est une fiction. Sublime et naturelle, elle induit l’idée d’une nature sauvage et cachée, qu’il faut explorer voire exploiter. Cette conception est porteuse de maux dont on connaît aujourd’hui, les conséquences. Pourquoi ne pas repenser la fiction de la nature ? Une fiction dans laquelle l’humain est non pas un être prédominant s’arrogeant toutes les ressources, mais comme un élément d’un tout bien plus grand que lui. 

Jade Goumard
Content Manager chez carbo
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