Comment faire pour que nos pratiques culturelles et nos loisirs altèrent le moins possible l’habitabilité de notre terre ? La sobriété peut-elle élargir et densifier nos existences ? Le chercheur Nathan Ben Kemoun travaille sur ces questions depuis plusieurs années, et partage aujourd’hui quelques ébauches de réponses avec nous.
Commençons par définir le sujet : qu’est-ce que la sobriété ?
Nathan Ben Kemoun : On parle aujourd’hui de sobriété dans beaucoup de contextes très différents : dans le numérique, en architecture, mais aussi au niveau de la consommation des ménages. L’élément commun, lorsque l’on parle de « sobriété », c’est l’idée de réduire le poids énergétique, matériel et environnemental des activités humaines et des infrastructures qui les supportent.
Jusqu’à présent, la sobriété a été principalement pensée sous un jour « diminutif » : il s’agissait de penser la réduction, la condensation, la compression de nos activités. La sobriété au niveau des comportements de consommation renvoie généralement à un imaginaire de tempérance, de modération et d’ascétisme. Avec Alexandre Monnin, philosophe et co-créateur d’un Master dédié à l’Anthropocène, nous avons retravaillé la notion de « sobriété intensive » à la suite des travaux de l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro. Avec ce concept, la question de la sobriété se déplace et devient : “Comment créer plus de vie avec moins d'infrastructures ?” Nous mettons l’accent sur l’ensemble des pratiques culturelles, des usages du plaisir et des loisirs qui peuplent le monde, élargissent les horizons existentiels et les expériences de chacun, sans pour autant nécessiter des infrastructures coûteuses au plan énergétique, matériel et environnemental.
Dans le chapitre que nous avons écrit, nous donnons l’exemple des pratiques musicales en amateur, bien moins coûteuses que la consommation de musique (largement arrimée au numérique) et que la scène musicale live (avec ses infrastructures matérielles et ses mobilités). Pensons par exemple aux chorales ouvertes, aux bals de village, aux rencontres entre voisins, aux pratiques sportives sans infrastructures… Bref, à l’ensemble des activités vitales au plan social, corporel et humain, n’induisant qu’une faible dépendance aux technologies et infrastructures énergivores.
« Il n’est pas envisageable de casser brutalement les pratiques auxquelles les gens tiennent, car elles les font tenir en retour »
Nathan Ben Kemoun
La notion de « sobriété intensive » (réinvestir et revitaliser des pratiques) complète ainsi l’horizon d’une sobriété extensive (fermer et renoncer à d’autres pratiques). La sobriété implique de travailler simultanément la question des détachements et des ré-attachements pour accroître les champs d’expérience sur des technologies et des infrastructures moindres et légères. Ces deux formes de la sobriété devraient avancer main dans la main.
Golf, piscine, tuning… : toute activité peut-elle devenir sobre ?
N. B. K. : Quand on parle de sobriété, on est vite confronté à cette question : qui décide qu’une pratique est sobre ou ne l’est pas ? En première intention, il est préférable d’éviter les jugements hâtifs de classe ou de valeur. Par exemple, on évitera de dire que le tuning ne serait pas sobre, mais le golf si (d’ailleurs ce n’est pas le cas, et à plusieurs niveaux). Ce serait une erreur. Avec l’horizon ouvert par la « sobriété » (en extension comme en intensité), il ne s’agit pas de dire de façon surplombante si une pratique est sobre ou ne l’est pas, mais plutôt de s’intéresser à l’histoire des pratiques, à la forme des attachements, à la spécificité des liens noués avec les choses, les gestes et les activités, dans chaque situation singulière.
« Il est temps de politiser la question du renoncement »
Nathan Ben Kemoun
De plus, il n’est ni envisageable ni souhaitable de casser brutalement les attachements et les pratiques auxquelles les gens tiennent, car la consistance de nos existences dépend en large partie des attachements, des expériences répétées, des histoires et des habitudes gestuelles que nous avons noués au fil du temps au sein de ces pratiques. En comprenant mieux les attachements, en les mettant au cœur de nos enquêtes et de nos questionnements, secteur par secteur, pratique après pratique, nous serons mieux à même de savoir comment les déplacer ou les remodeler.
Comment déplace-t-on ou remodèle-t-on un attachement, justement ?
N. B. K. : L’anthropologue Diego Landivar, associé aux travaux d’étudiants du Master « Anthropocene by Design », se demande aujourd’hui comment remodeler ces attachements pour en conserver la fonction, sans les infrastructures matérielles et les dépendances associées. Par exemple, dans de nombreuses régions de France, les personnes âgées fréquentent les piscines publiques pour se maintenir en forme, entretenir des liens sociaux, conserver un rythme de vie structurant. Les personnes âgées pourraient être réorientées vers des pratiques alternatives, ne nécessitant pas de telles infrastructures, comme le Taï-Chi, souvent pratiqué par les retraités pour des raisons comparables à la fréquentation des piscines. Quant à l’industrie musicale, on pourrait imaginer un autre devenir axé sur le réinvestissement des pratiques amateur, et des modèles économiques associés.
Dans l’ensemble, il est temps de politiser la question du renoncement : à quoi sommes-nous prêts à renoncer collectivement pour éviter que ces choix ne soient réalisés dans la précipitation, de façon absolument non-démocratique, par une poignée de personnes ? Ce sont des chantiers qu’explorent et travaillent de près Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin depuis plusieurs années, à l’intersection des sciences humaines et des sciences de gestion, des organisations et des collectivités territoriales, des usagers et des milieux techniques, mais aussi dans un questionnement plus large touchant aux métiers.
Peut-on et doit-on changer les désirs ?
N. B. K. : La notion de désir est en partie liée à l’histoire de la philosophie occidentale qui postule l’existence d’un sujet possédant des désirs, de façon endogène et indépendante du reste du monde. “Je suis un sujet donc j’ai des désirs, et ils se trouvent déjà en moi”. Un des grands apports de la sociologie pragmatiste et de l’anthropologie de la culture matérielle, c’est précisément de situer le désir à l’interface entre des milieux techniques et des formes d’existence.
« Quand on s’interroge sur la sobriété, on est vite confronté à cette question : qui décide si une pratique est sobre ou pas ? »
Nathan Ben Kemoun
Dans certaines recherches récentes en neurosciences, la surconsommation est appréhendée comme un défaut-réflexe situé dans notre striatum (la partie intérieure du cerveau qui régule notamment la motivation et les impulsions, ndlr). Ce type de lecture et de compréhension des comportements humains porte généralement vers des solutions un peu rapides : de façon caricaturale, si la surconsommation est liée au striatum, pourquoi ne pas recourir à un médicament capable de limiter nos pulsions d’achat pour plus de sobriété ?
En sociologie et en anthropologie, nous évitons les lectures exclusivement biologiques (ici neurologiques) du comportement humain, à tendance déterministe et dépolitisante. Plutôt que de rediriger des désirs, qui relèveraient de l’intériorité du sujet, nous pourrions nous demander, de façon systématique, appliquée et méthodique, comment rediriger les milieux techniques. Au-delà du « désir », nous pourrions réinvestir la notion de sensibilité, pour mieux comprendre ce à quoi nous prêtons attention dans le monde qui nous entoure, ce à quoi nous sommes attachés comme ce dont nous dépendons. La sensibilité est un pouvoir décisif, la capacité d’être affecté et animé par quelque chose, mis en mouvement par certaines réalités. Elle est le prélude et la force motrice dans la plupart des engagements.
Votre thèse portait sur « la dépossession matérielle », et vous avez suivi la trajectoire de personnes engagées dans des trajectoires de déconsommation. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce sujet ?
N. B. K. : J’ai commencé ma thèse à une époque où le zéro déchet était à la mode, avec des autrices comme Béa Johnson ou Dominique Loreau. Avant cela, j’avais réalisé un travail de recherche sur le film Fight Club et le rôle de la douleur dans la repossession de soi. Depuis toujours, au centre de mes préoccupations, il y a la question des rapports entre corps et modernité. En m’intéressant aux démarches de déconsommation, je m’intéressais aussi à des trajectoires de repossession de soi : une fabrique ordinaire, concrète et engagée, de réappropriation, de consistance et de densité existentielle.
Lorsque l’on s’intéresse à la façon dont les personnes habitent, organisent, utilisent et entretiennent les choses, on documente aussi la transformation des usages du corps, des modes de rapport à soi qui se font ou se défont. Au départ centrée sur la notion de « sobriété », mon enquête de terrain m’a amené à explorer les ambivalences de l’intensité de la vie, dans la modernité, avec des corps pris entre épuisement et quête d’espaces défouloirs ou cathartiques. Un travail en lien avec le texte important coordonné par Pauline Hachette et Romain Hüet, Turbulences.
Dans le cadre de ma thèse, je montre notamment comment certaines trajectoires de déconsommation vont de pair avec des mouvements de restauration, d’élargissement et d’intensification de la sensibilité aux environnements quotidiens, et comment cette attention renouvelée aux gestes quotidiens posés dans le réel participe aussi de la persistance des engagements. D’une certaine manière, et comme le proposent Pauline Hachette et Romain Hüet, il s’agirait aujourd’hui de réfléchir, de façon méticuleuse et stratégique, au désencastrement de l’intensité, des infrastructures marchandes (culturelles ou de loisirs) conçues pour les absorber (notamment dans le cadre du marketing expérientiel). En particulier, si de nouveaux modèles marchands et modèles d'affaires sont appelés à prendre forme, ce sont en revanche les infrastructures matérielles les moins soutenables, qu’il s’agirait de dénouer de nos existences, de nos usages du plaisir et du temps. En vue d’intensités existentielles adossées à des technologies et des infrastructures bien moindres et plus légères.
Un mot pour la fin ?
N. B. K. : Il y aurait peut-être une réflexion à mener sur la technologie au sens large. Nous vivons entourés d’objets, à la maison, au travail, au restaurant. Il s’agirait de savoir lesquels pourront nous accompagner dans le temps, en termes de durée, d’agrément d’usage, d’entretien et de réparabilité.
Nous avons tous et toutes été confrontés au moins une fois à un « bel objet », qu’il s’agisse d’un jukebox, d’un lit particulièrement confortable ou d’une planche à découper qui nous a paru belle. Cette matérialité nous a procuré le sentiment d’être en contact avec quelque chose d’important et de consistant, de robuste et de fiable. Je pourrai peut-être explorer les trajectoires de déconsommation sous ce prisme-là dans mes travaux futurs : quelles choses nous offrent des appuis convaincants et, à l’inverse, quels objets défaillants sont susceptibles de nous fragiliser ? Les personnes engagées dans des démarches de déconsommation s’entourent généralement d’objets fiables, durables et réparables, agréables à l’usage et à l’entretien, en moindre quantité, avec un faible taux de renouvellement dans le temps. J’aimerais comprendre comment les personnes éprouvent la fragilité (ou au contraire la solidité) des mondes matériels dont ils s’entourent. Mais aussi, comment ces choses les renforcent ou les fragilisent, les aident ou les pénalisent. En fonction de leur fragilité ou de leur fiabilité, comment les gestes de soin que nous leur adressons se modifient ? Prenons-nous soin de la même façon des choses que nous savons et sentons durables et consistantes ?
Note : Nathan Ben Kemoun a donné cet entretien pour partager ses travaux de recherche avec les lecteurs de Carbo. Il n’est pas affilié avec l’entreprise Carbo, et cet entretien n’a pas vocation à soutenir les activités de l’organisation.