« On n'arrête pas un peuple qui danse ». Curieuse banderole pour une manifestation pour le climat et la justice sociale ? En fait, pas tant que ça : pour le collectif Minuit 12, la danse, la musique et le chant vont de pair avec le militantisme. Retour sur leur dernière marche-dansée, dans Paris, dimanche dernier.
Dimanche 11 juin, on a retrouvé les danseuses du collectif Minuit 12 (qu’on avait déjà rencontrées il y a quelques mois) pour une expérience unique et originale : La Magma. Derrière ce nom poétique et mystérieux se cache la première déambulation artistique pour le climat et la justice sociale. Une marche dans les rues du 4e arrondissement de Paris, ponctuée de performances artistiques, danse, musique, chant, le tout dans la joie et la bonne humeur. Une première expérimentation lancée par le collectif Minuit 12, Le Bruit qui court et Greenline Foundation. L’art rejoignant le militantisme : forcément, nous étions présents. Récit en mots et en images de cette journée forte en émotions.
14h. Chaleur et ciel orageux d’un dimanche de juin 2023. Dans la cour de l’Académie du Climat, c’est l’effervescence. Du bleu, partout, attire l'œil : sur les t-shirts, les vestes, les plastrons, et même sur les visages peints de signes tribaux (on apprendra plus tard que ce sont en fait des maquillages anti-reconnaissance faciale). Tout de suite on sent qu'ici, la question climatique ne va pas être abordée de la même manière que d’habitude. On va changer de regard. La preuve : dans cet événement pour le climat, il n’y a de vert nulle part. À la place, un bleu profond, océan, apaisant…
Dehors, un char diffuse de la musique. À droite, on finalise sa pancarte. À gauche, on répète une dernière fois sa chorée. Contre les murs de l’Académie du Climat, une pancarte sur laquelle est inscrit « Danser la colère de notre ère », résume bien le but de l’événement de cet après-midi. La Magma, comme le détaillent les organisateurs dans un communiqué de presse, « a pour vocation de mobiliser les communautés artistiques et les personnes créatives en faisant une manifestation festive, belle et rythmée par des performances. En transformant la rue en un terrain de jeu pour les artistes et les militant.e.s, La Magma concilie le poétique et le politique. »
Avant le départ officiel, les corps s’animent déjà sur un air de Bob Marley, et se libèrent au rythme des pulsations envoyées à plein volume. On danse tous·tes ensemble, sans se connaître, alors qu'on s'apprête d'ici quelques minutes à marcher pour le climat. Déjà, l’éco-anxiété semble loin. Une mère, venue avec sa fille, s’exclame : « Je sens que ça va bien danser, c‘est cool. » Pilou Guetta, qui va animer toute la fête dans sa robe à paillettes vertes, se lance au micro et invite toutes les personnes présentes sur la place Baudoyer à lever et agiter les bras pour « marquer la place du sensible et des émotions dans le mouvement écologique ». Nous voilà échauffé·es, La Magma peut commencer.
Danse + Climat = La Magma
14h15. La Magma s’ouvre sur une chorégraphie dansée par le collectif Minuit 12 accompagné de nombreux·ses danseurs et danseuses bénévoles, invités à des répétitions la semaine précédant la marche. Les danseurs et danseuses, tous·tes parés·es de bleu, se mettent à bouger petit à petit les uns après les autres ; le mouvement, comme un flux continu, part des premiers pour animer les seconds, dans une sorte de vague symbolique et inarrêtable. Le public, subjugué, se tait. Une fois tous en mouvement, les danseurs se regroupent pour ne former qu'un seul bloc vivant, qui ondule, en rythme, en cœur. Le public se met alors à hurler, les applaudissements éclatent. Les danseuses déploient une grande banderole bleue où le slogan de la journée est inscrit en majuscules oranges : « On n’arrête pas un peuple qui danse ».
Dès cette première performance, nous sommes nombreux et nombreuses à avoir les larmes aux yeux, incapables de retenir nos émotions face à ce qui se passe devant nous. Immédiatement, on se sent soudés, puissants, à l’image de cette troupe en mouvement, coordonnée. L’énergie est communicative, aussitôt nous voulons entrer dans la danse, nous agiter, agir. C’en est fini de rester statiques. À mes côtés, une jeune femme, attirée par la musique, a interrompu son shopping littéraire, et contemple la chorégraphie. Elle nous demande ce qui se passe ici, pose des questions, émue par la joie qui émane déjà de ce regroupement. Quand nous lui expliquons qu’il s’agit d’une déambulation artistique pour le climat, elle s’exclame les yeux brillants : « Mais c’est génial de faire ça comme ça dans la joie, la danse, l’apaisement, sans tristesse, peur ou anxiété ! » Deux heures plus tard, nous la retrouverons en tête de cortège, conquise.
Est-ce qu’on proteste ou est-ce qu’on fait la fête ?
Après cette première performance dansée, le cortège s’élance rue de Rivoli, bien décidé à
« occuper l’espace parisien ». L’objectif de la journée : que le militantisme artistique s’empare de l’espace public, investisse la rue. Pilou Guetta, en tête, juché sur son char et accompagné des DJs limougeauds d’Approximative Sound System, est parfait dans son rôle d'animateur. Il interpelle les passants, rappelant sans cesse en français et en anglais que « non, ça n’est pas seulement la teuf, c’est aussi une marche pour plus de justice climatique et sociale ».
Complètement investi par sa mission, il s’époumone : « La rue est aux artistes et aux activistes », ou encore « c’est ça Paris ! » devant des touristes stupéfaits qui se mettent à filmer. Des Parisiens en balade se joignent à nous, posent des questions, se renseignent. Des parents se mettent à danser à nos côtés avec leurs enfants. Les rangs de La Magma grossissent au fil des rues. Autour de nous, les gens semblent conquis par cette nouvelle manière artistique et joyeuse d’aborder les questions sociales et climatiques. Un des participants nous confie : « Dans ma vie, j’adore danser, je danse tout le temps en teuf, mais là danser pour la cause, c’est fou ». Les enceintes diffusent une techno rythmée qui met les corps en transe, dans une énergie perpétuelle et communicative. Dans toutes les rues, nous dansons à l'unisson, loin des dissensions. « L’art, c’est tout autour de toi », « Art Attack », « Si je ne peux pas danser, je ne peux pas faire de révolution » lit-on sur les différentes pancartes colorées brandies par les participants·es.
Résiste !
Et puis, tout d’un coup, la musique se suspend, et le silence revient pour un temps. Nous sommes arrivés place Patrice Chéreau et les performances artistiques vont reprendre. Quatre danseuses du collectif There’s A Way offrent à leur tour une chorégraphie très poétique sur fond musical, une chorégraphie où tout passe par les mains qui glissent sur le cœur, viennent couvrir la bouche, enserrer la gorge… Elles laissent place à Patrick Scheyder, du mouvement l'Écologie Culturelle, au piano, et Justine, du collectif Minuit 12 qui récite avec émotion un texte de George Sand pour la défense de la forêt de Fontainebleau, un des premiers manifestes écologiques écrit en 1872. À chacune des performances artistiques qui ponctueront cette déambulation, le temps s’arrête, nous entrons dans une bulle de poésie, d’émotions, et le public est subjugué. Nos peurs, nos angoisses se libèrent, on pleure, on craque, et on se relève, combatifs. On ne pourra pas toutes les citer, mais cet après-midi là, il y a eu pour nous accompagner les rythmes endiablés de la Batukapté, les déhanchés de la star des manifestations parisiennes Mathilde aka MC danse pour le climat, les mots de la Symte Biose, de Luz, de Canard fait du rap, de Lémofil ou encore de l’artiste L’Arbre qui pousse. L’occasion de faire, en plus, de belles découvertes artistiques.
Impossible de ne pas mentionner la performance réalisée ensuite par le collectif d’artistes engagé·es Le Bruit qui court. Entre danse et théâtre, elle nous a fait passer par toutes les émotions, métaphore poétique de nos sentiments multiples et ambigus face à la crise climatique. Vêtus de noir, allongés par terre, les danseurs commencent par s’animer dans de brefs sursauts, se soulevant du sol de quelques centimètres à peine, tressautant, comme agonisants. Les corps suffoquent, se relèvent, mais retombent, comme s'ils n’avaient plus la force de lutter face à l’ampleur du désastre climatique. En fond sonore, une voix masculine lit un texte de l'écrivain, réalisateur et militant Cyril Dion sur une musique dramatique. « La situation est grave. Sans doute plus grave que vous ne le pensiez ». Ce texte rappelle la vitesse et l’intensité du dérèglement climatique, plus rapide que toutes les prévisions alarmistes, et fait le décompte des milliers d’espèces déjà disparues… Le rythme s’accélère, s'enflamme, les mouvements s'amplifient, les cœurs des membres du public battent de plus en plus fort. La voix continue, implacable. « Il y aura bientôt plus de plastique que de poissons dans les océans ; 2 400 arbres sont abattus chaque minute »... « Nous connaissons déjà tous ces chiffres, nous les voyons défiler, encore et encore. Mais notre cerveau ne réagit pas aux chiffres, il a besoin d’images. »
Après cette première partie qui nous tient en haleine, le souffle suspendu face aux chiffres balancés, une deuxième partie s’ouvre : celle de l’espoir et du collectif. Les danseurs se révèlent, se regroupent, la tonalité change. Une voix de femme prend le relais, nous invitant à « incarner de nouvelles façon d’être au monde ». « Il est temps de danser la colère de notre ère, de jouer le monde de demain, de slamer notre identité, de taguer notre volonté d’un réel changement radical et, sans savoir où ça nous mène, fêter les victoires d’hier, celles d’aujourd’hui, celles de demain, poursuivre l’objectif sans fin d’une justice écologique et sociale avec, dans l’intestin, cette envie brûlante d’agir, de créer et de rire » déclame-t-elle. Ces mots, ce sont ceux du collectif, extraits de leur Manifeste. La musique revient soudain avec un rythme de France Gall que l’on connaît bien, d’abord en fond sonore, pendant que les mots du Manifeste continuent de s'égrener, ramenant la joie dans l’atmosphère. On frissonne, on se sourit. Les danseurs et danseuses aussi, les mouvements se font plus amples, plus joyeux et puis d’un coup ce cri de guerre lancé à la foule « Résiste ! » comme une déflagration, l'autorisation que l’on attendait pour quitter notre position immobile, venir se jeter dans la danse, rejoindre la ronde. On saute n’importe comment, on crie, on exulte, on se décharge de nos peurs.
C’est ce que nous retiendrons de cette première Magma, comme beaucoup, c'est la puissance de l’art, de la danse, pour transmettre des émotions, toucher nos cordes sensibles, se mettre en mouvement symboliquement vers un même objectif : la justice sociale et climatique. Le chanteur Lémofil écrira sur les réseaux après la journée : « Hier à La Magma, le jour d’espoir est arrivé. Les battements de nos cœurs ont fait trembler la terre. » Trembler la terre, on ne sait pas, mais en tout cas les artistes ont su faire venir la pluie, puisque La Magma s’est terminée sous l’eau, rendant encore plus magique la chorégraphie de clôture du collectif Minuit 12, les visages des danseur·ses comme ceux du public rincés mais souriants, toujours. On ne va pas vous faire le coup du « il fallait y être pour comprendre », mais ce qui est sûr c’est qu’il y avait ce jour-là, à La Magma, une ambiance toute particulière, un mélange d’espoir, de joie et de prise de conscience, cette impression, aussi, d’être entouré·e de compagnons de lutte, lucides mais optimistes. Toutes les personnes à qui nous parlons à la fin de cette déambulation soulignent l’énergie folle de cette journée, qui leur a redonné de la force pour militer, agir. La Magma, on l’espère, sera pour eux une première mise en mouvement par l’art, à poursuivre et prolonger par d’autres actions militantes.